L’homme qui a défié Babel

Publié le jeudi 26 juillet 2007 , mis a jour le lundi 17 septembre 2007


René CENTASSI
Henri MASSON

L’homme qui a défié Babel

Ludwik Lejzer Zamenhof

Avant-propos
de Louis Christophe Zaleski-Zamenhof

L’Harmattan L’Harmattan Inc.
5-7 rue de l’École Polytechnique 55, rue St-Jacques
75005 Paris Montréal (Qc) – Canada H2Y 1K9

© L’Harmattan, 2001
ISBN : 2-7475-1808-6

Ce livre est dédié
à l’Homme.

Remerciements


Les auteurs tiennent à remercier toutes les personnes connues et inconnues, qui, d’une manière ou d’une autre, les ont soutenus et encouragés dans leur projet, en premier lieu M. Georges Charpak, prix Nobel de physique, qui a bien voulu en reconnaître l’importance, M. Daniel Tarschys, secrétaire général du Conseil de l’Europe (de 1994 à 1999), qui, à cette occasion leur a exprimé sa “grande admiration” pour le Dr Zamenhof, et M. Louis Christophe Zaleski-Zamenhof, petit-fils du père de l’espéranto, qui a enrichi leur ouvrage de son témoignage et de ses remarques pertinentes.

Leurs remerciements s’adressent aussi à Mme Mireille Grosjean, ex-présidente du Centre culturel espérantiste de La Chaux-de-Fonds (Suisse) ainsi qu’à MM. Jean Amouroux, Gilbert Grellet, de l’Agence France-Presse, Germain Pirlot, Claude Piron et Jean-Louis Texier, ancien président de l’Union française pour l’espéranto.

Suite à la disparition de René Centassi, décédé au début de 1998, je renouvelle les remerciements, que nous avions formulés lors de la première édition. René Centassi avait eu à cœur de mener à bien cette tâche, et les nombreux encouragements qui nous sont parvenus après la première parution montrent que cette biographie répond à une réelle attente à une époque où la question d’une langue commune suscite des interrogations. Que soient aussi remerciés tous ceux dont les remarques ont permis d’actualiser et d’améliorer cet ouvrage, en particulier Mme Birthe Lapenna (Fondation Ivo Lapenna, Copenhague), Mme Yvonne Lassagne pour la révision de cette nouvelle édition, le professeur Detlev Blanke (Berlin) et M. Kurisu Kei (Tokyo). La mémoire de René Centassi continue de vivre à travers ces pages et à travers ceux qui, après en avoir pris connaissance, vivifient à leur tour l’œuvre du Dr Zamenhof.

H.M.


L’histoire et l’idéologie de l’espéranto me semblent des phénomènes intéressants : c’est là son côté inconnu. Les gens perçoivent toujours l’espéranto comme la proposition d’un instrument. Ils ne savent rien de l’élan idéal qui l’anime. C’est pourtant la biographie de Zamenhof qui m’a enchanté. Il faudrait que l’on fasse mieux connaître cet aspect-là !… Le côté historico-idéologique de l’espéranto reste foncièrement inconnu.

Umberto Eco
Lors d’un entretien, à Paris, accordé à la revue Esperanto.

Avant-propos

Je reçus un jour la visite de René Centassi, désireux de me soumettre le manuscrit qu’il avait consacré, en collaboration avec Henri Masson, à la biographie de mon grand-père. Je promis de le lire pour quelques commentaires éventuels.

Mais, au lieu de ce que j’avais pu considérer tout d’abord comme un acte de pure courtoisie, il me fut donné en réalité de vivre un événement exceptionnel que je n’avais nullement prévu. Bien sûr, le texte, largement documenté, relatait des faits que j’avais toujours cru connaître, les ayant entendu raconter en maintes occasions. Pourtant, en le parcourant, je fus étonné de me trouver, non pas devant une anthologie d’anecdotes de caractère familial, ni même devant un simple récit historique, mais bien devant un roman d’action, celui d’un idéaliste visionnaire, le roman d’une vie et non une vie romancée. Je ne pus m’arrêter de lire jusqu’aux premières lueurs de l’aube l’histoire d’un homme passionné, écrite avec passion par deux auteurs profondément engagés dans leur œuvre, bien que détachés de tout militantisme. Au fait, que signifie son défi ? Rappelons-nous…
Alors que le mot Babel sonne de nos jours comme le synonyme d’une malédiction, la tour de Babel ne représente-t-elle pas en vérité une grande et ambitieuse entreprise pour l’humanité tout entière ? Une entreprise qui n’a pu aboutir faute d’un langage propre à être entendu de tous les bâtisseurs.

Le mérite de Zamenhof, père de l’espéranto, a donc été, en défiant le désordre des langages, de donner corps à cette utopie. Son but était de créer les conditions nécessaires pour qu’une grande famille humaine enfin en paix se substitue au monde actuel de combattants impénitents – une famille de toutes origines et de toutes cultures, au sein de laquelle, en dépit des différences, chacun comprendrait et respecterait l’autre, en même temps que l’originalité individuelle concourrait à l’enrichissement de l’humanité dans son ensemble.

Car l’idée première de Zamenhof fut de penser que, depuis Babel, l’incompréhension mutuelle avait toujours été à la source de toutes les haines et de toutes les animosités, tant entre les êtres eux-mêmes qu’entre les peuples.

Une langue comprise par tous sans exception aurait permis, dès les temps bibliques, de construire l’édifice destiné à nous conduire jusqu’aux cieux. Cela n’ayant pas été accompli du temps de Zamenhof, c’est dans le nôtre que d’autres édifices pourraient être érigés et d’autres ambitieux projets réalisés à l’échelle planétaire si seulement un consensus général pouvait être atteint. La Langue Internationale imaginée par mon grand-père servirait alors d’instrument de concorde et de rapprochement.

Louis Christophe Zaleski-Zamenhof, Sceaux, juillet 1995


CHAPITRE I

Babel sur la place du marché

Qu’il existe une multiplicité de langues est un fait, mais c’est la chose la plus inquiétante du monde.

Elias Canetti [1]

Le front contre la paume de sa main gauche, Lejzer est penché sur son cahier. Il s’applique avec gravité. Dans une pièce voisine, ses trois petites sœurs jouent en criant, mais le garçonnet ne prête pas attention à leur tintamarre. Dans une calligraphie laborieuse, il trace sur le papier blanc les premiers mots de l’œuvre naissante : “Tragédie en cinq actes, par Lejzer Zamenhof.” Il les relit à mi-voix, satisfait.

Le titre ? Cela peut attendre. Lejzer en a déjà imaginé plusieurs. Il fera son choix plus tard, quand l’intrigue se sera bien nouée dans sa tête et que l’ouvrage aura pris tournure. Pour le moment, l’essentiel c’est le thème, c’est cette tour de Babel que l’enfant a décidé de faire dresser sur la place du marché de Bialystok par la population de la ville.

Le mythe babélien, Lejzer n’a pas attendu d’avoir dix ans et de se découvrir une précoce vocation d’auteur tragique pour en être fasciné. Il y pense depuis longtemps. Depuis que la lecture de la Bible lui a révélé que la confusion des langues avait été voulue par Yahvé pour punir les hommes de leur orgueil. Il a appris avec un vif émoi qu’au début tout le monde parlait la même langue et se servait des mêmes mots. Et que, s’étant installés dans une large vallée, les hommes se dirent : “Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Ainsi nous nous ferons un nom et nous éviterons d’être dispersés sur toute la surface de la terre.” Poussé par la curiosité, rongé d’une trouble inquiétude, Yahvé descendit du ciel pour voir la ville et la tour que les hommes bâtissaient. Et Yahvé dit : “Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue. S’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera plus de réaliser tous leurs desseins.” Alors Yahvé décida sur le champ de “mettre le désordre dans le langage des hommes pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.” Aussi les hommes durent-ils cesser de bâtir la ville dont ils rêvaient : “Voilà pourquoi celle-ci porta le nom de Babel [2], car c’est là que Yahvé a semé la confusion dans le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les a dispersés sur toute la face de la terre.”

Malgré son très jeune âge, Lejzer a été profondément impressionné par la lecture de la Genèse, qu’il partageait avec sa sœur Sarah, d’un an sa cadette. Les versets de la tour de Babel n’ont pas cessé de l’obséder. Car, pour lui, Babel et sa ziggourat jamais construite ne se trouvent pas au bout du monde. Babel est là, tout près de lui, dans sa vie même, dans cette ville où il a vu le jour.

Le Nord-Est de la Pologne est sous la souveraineté russe depuis un demi-siècle. Fondé au XVe siècle par un boyard, le village de Bialystok a attiré petit à petit de nombreuses familles de nobles russes, puis des magnats du textile. Il a connu une période d’une telle splendeur que le tsar Alexandre Ier y a fait bâtir une résidence d’été. Malheureusement, en développant ses industries, cette accueillante localité s’est transformée en une bourgade active mais hideuse, aux ruelles boueuses et nauséabondes, et sa population a sombré dans la tristesse, soumise à des conditions matérielles insupportables.

Au milieu du XIXe siècle, la ville de Bialystok naguère appelée la Versailles de Podlachie, porte le surnom moins glorieux de Manchester du Nord. Bien que partageant les mêmes souffrances, la même misère, les trente mille habitants vivent dans un climat d’hostilité, de crainte et de méfiance : Bialystok est en proie à des conflits religieux, ethniques et linguistiques.

Les Polonais sont en minorité, 3 000 tout au plus, tous catholiques. Les Russes et Biélorusses, orthodoxes, 4 000, et les Allemands, protestants, 6 000. Les Juifs sont les plus nombreux, 18 000 environ. On parle cinq langues à Bialystok : le russe, langue officielle, le biélorussien, le polonais, l’allemand et le yiddish, et une sixième, l’hébreu, à la synagogue. Chaque communauté s’exprime dans sa langue maternelle et refuse de faire usage de celles des autres. Toute communication est pratiquement impossible, chaque groupe ethnique et culturel se cloîtrant dans ses coutumes et sa fierté. Les rapports sont tendus, difficiles.

On se déteste, on se persécute, on échange des malédictions, des invectives, des pierres. Dans les rues, dans les boutiques, les querelles éclatent sous le moindre prétexte. Tous les jours, c’est partout un concert d’insultes, d’imprécations, des bordées d’injures grossières, un déchaînement de disputes. Et pour langage commun, celui des coups.

Bien que majoritaires, les Juifs sont la cible du mépris général. Qu’on soit Russe, Polonais ou Allemand, on s’entend toujours quand il s’agit du juif. Celui-ci ne connaît que brimades, humiliations et épithètes offensantes. Il n’est pas rare qu’un goy crache au passage d’un Juif, qu’un militaire bouscule en ricanant un vieillard juif pour le voir s’étaler sur le pavé.

C’est dans cette atmosphère d’animosité réciproque que Lejzer Zamenhof vient au monde dans un foyer israélite le 15 décembre 1859.

Un petit Sagittaire du troisième décan. Il porte en lui, diront les astrologues, la dignité, la loyauté, la logique, l’idéalisme, la générosité, le désir de réformes, la détermination, une nature noble et enthousiaste, la capacité de guider les autres, des idées nouvelles, une vive intelligence, une claire vision de l’avenir…

Autant de qualités que l’on reconnaîtra à Lejzer tout au long de sa vie. Une modestie exemplaire les accompagnera. Tel sera le portrait fidèle de Zamenhof dans sa pleine maturité, quand il aura fini de réaliser le projet généreux et audacieux né dans le cœur d’un petit garçon.
Sans doute l’une des aventures les plus étonnantes de l’histoire de l’humanité.

Fils et petit-fils de professeurs de langues, Lejzer paraissait prédestiné à s’engager dans la voie familiale de l’expression orale. “Le Verbe, écrira-t-il, à un ami français une douzaine d’années avant sa mort, a toujours été pour moi l’objet le plus précieux au monde.” [3]

Le père est un instituteur de vingt-deux ans. Sage, sévère, discipliné, Markus Zamenhof a les pieds bien plantés sur terre et voue au travail un véritable culte. Il aimerait être apprécié pour son rationalisme. En réalité, sa foi en la primauté de la raison est un peu confuse. Elle se manifeste surtout par un rejet systématique de la pratique du judaïsme, ce qui fera dire un jour à Lejzer que son père était “athée”. Ses convictions le font soutenir que juifs et non-juifs devraient se fondre en une seule communauté. Il n’hésite pas à en discourir avec ses coreligionnaires. On l’écoute en hochant la tête d’un air sceptique, puis on se détourne sans répondre. Certains se hasardent à répliquer : “Voyons, Markus ! Tu sais bien que ce n’est pas possible. Quand on est Juif, on est seul et on l’est pour l’éternité…”

Imprégné de culture russe, Markus Zamenhof transmettra sa passion à sa nombreuse progéniture, trois filles, Sarah, Fania et Augusta, puis un second garçon, Félix, en 1868, et quatre autres enfants dans les années suivantes, Henri, Léon, Alexander et Ida. Entre toutes les langues, Lejzer favorisera toujours celle de son éducation, et c’est en russe qu’il rédige cette naïve tragédie babelesque où se reflète l’état d’âme d’un enfant attentif, sensible, clairvoyant, très tôt angoissé par le spectacle de la société humaine.
Sa mère, Liba Rosalia, née Sofer, n’a que dix-neuf ans à la naissance de son premier garçon. Aussi tendre et modeste que son époux est sec et autoritaire, Rosalia s’efforcera d’élever ses enfants avec douceur et compréhension. Après une punition sévère infligée par le père, elle sermonnera le coupable à sa manière, c’est-à-dire en caressant sa petite tête avec, dans les yeux, des larmes d’émotion. “Son baiser punitif avait certainement plus d’effet que la main du père”, dira plus tard un de ses fils.

Contrairement à son mari, Rosalia Zamenhof nourrit de profonds sentiments religieux. Sa foi la sauve d’une certaine solitude autant que la présence de ce petit Lejzer qu’elle éduque dans l’amour de son prochain : “Nous sommes tous les enfants d’un même Dieu”, lui rappelle-t-elle souvent. Elle le regardera grandir captivée par les facultés dont elle le croit doté. Les fillettes qu’elle mettra bientôt au monde ne la distrairont jamais de l’attention qu’elle porte à son aîné. La gentillesse, la docilité innée du garçonnet l’étonnent ; elle les trouve même parfois excessives. Lejzer, lui, adore sa mère. Il ne saurait dire ce qu’il aime le plus en elle : ses grands yeux noirs, l’éclat de son regard ou sa chevelure épaisse dans laquelle il enfonce les doigts avec délice, sa voix chaude et claire ou les paroles d’amour, de réconfort qu’elle sait prononcer dans les moments de tension.

Trop impatient de savoir pour rester passif, Lejzer apprend vite à lire et à écrire et s’intéresse tout naturellement aux langues et à leur diversité. Dans son cas, en connaître quatre à dix ans – le russe et le polonais à la maison et à l’école, le yiddish dans son quartier et l’hébreu aux offices religieux – n’a rien de prodigieux. Par la suite son père lui enseignera l’allemand et le français. Lejzer maîtrisera sans peine la langue de Goethe. Par contre, la pratique orale de celle de Molière le mettra toujours dans l’embarras : “Je lis le français facilement, mais je le parle très peu et mal. En outre, j’ai appris à différentes époques quelque chose comme huit autres langues que je ne connais cependant que bien peu et seulement en théorie.” [4] Parmi elles, le latin, le grec, l’anglais et le lituanien.

Polyglotte précoce, Lejzer possède certainement le don des langues. Il n’a pourtant pas, à proprement parler, une vocation de linguiste. A sa mère, il fait une confidence : si les langues l’attirent, c’est avant tout parce qu’il soupçonne que leur multiplicité constitue un grand facteur de désunion. Peut-être même le seul, se dit Lejzer, qui, bien sûr, ne sait pas encore grand-chose de l’évolution des sociétés, de l’économie des nations, des préjugés raciaux, des rivalités religieuses…

Les barrières linguistiques, la jalousie qu’elles suscitent, l’impossible égalité des idiomes, l’esprit agile du garçonnet les a perçues sur la place du marché de Bialystok.

Lejzer s’y rend aussi souvent que possible. Il aime son animation. Le bruit, les couleurs, les odeurs. Les criailleries des marchands, les boniments des camelots, les insultes vociférées de toutes parts, tout lui est motif d’intérêt et de considération, même s’il n’en saisit quelquefois que des mots isolés ou d’inintelligibles intonations. Là les éventaires se ressemblent tous par leurs formes, par les victuailles et les marchandises qui s’y entassent. Mais, derrière les bancs, se tiennent des hommes très différents les uns des autres. Ils sont fiers, arrogants, enfermés dans leur propre identité. Lejzer observe leur manège et tâche d’en percer le secret. Le villageois polonais vante la qualité de ses fromages dans une langue que son voisin, le mercier juif, s’efforce de couvrir en yiddish de toute sa voix. Des fruits et des légumes qu’il propose, le paysan biélorusse ne veut connaître que les noms appris sur sa terre dans son enfance. Pourquoi faut-il qu’il y en ait d’autres ? Dans chaque allée, des soldats impériaux s’égosillent à marchander en russe. La plupart des marchands font signe qu’ils ne comprennent pas. A moins qu’ils ne feignent de ne pas les entendre. Et quand une discussion éclate et que chacun s’en mêle, c’est un charivari général où les pires offenses et grossièretés fusent en toutes langues. Seuls les mendiants gardent le silence. Ils tendent la main. Langage gestuel de la misère devant lequel toutes les frontières finissent par céder. Que de choses Lejzer n’apprend-il pas sur la place du marché !…

Combien de fois ses parents ne lui ont-ils pas répété que tous les hommes étaient des frères !… Or, en regardant autour de lui, Lejzer a constaté que cela n’était pas vrai :

“Dans la rue, à chaque pas, tout me donnait le sentiment que l’humanité n’existait pas, écrit-il en 1896 à un correspondant russe, Nikolaï Afrikanovitch Borovko [5]. Il n’y avait que des Russes, des Polonais, des Allemands, des Juifs, etc. Cela a toujours cruellement tourmenté mon âme d’enfant. Beaucoup souriront sans doute à la pensée de cette “angoisse” du monde chez un enfant. Comme il me semblait alors que les grandes personnes possédaient une force invincible, je ne cessais de me dire que, quand je serai grand, rien ne m’empêcherait de conjurer ce mal.”

Le mal de la division et de la haine. Cette division humaine, nul ne peut l’éprouver davantage qu’un enfant du quartier juif : “Personne ne peut ressentir la nécessité d’une langue humainement neutre et “anationale” aussi fort qu’un Juif, qui est obligé de prier Dieu dans une langue morte depuis longtemps, qui reçoit son éducation et son instruction dans la langue d’un peuple qui le rejette, et qui a des compagnons de souffrance sur toute la terre, avec lesquels il ne peut se comprendre…”, lit-on dans une lettre de Lejzer Zamenhof à l’avocat Alfred Michaux de février 1905. Sa judaïcité a été “la cause principale pour laquelle, dès la plus tendre enfance, [il s’est] voué à une idée et à un rêve essentiel – au rêve d’unir l’humanité.” Le garçonnet commence alors à rêver à “ces temps heureux où les haines entre nationalités disparaîtraient, où il existerait une langue et un pays appartenant de plein droit à tous ses ressortissants et habitants, où tous les hommes se mettraient à se comprendre et à s’aimer les uns les autres”.

L’idéalisme pointe à l’aube de cette sensibilité enfantine. Des interrogations sans réponse surgissent dans ses pensées. Unir l’humanité ? Certes, mais comment ?… Faire que tous les hommes s’aiment les uns les autres ? Sans doute, mais par quel moyen ?… En empoignant un bâton de pèlerin peut-être, et en prêchant la bonne parole autour de soi ? Mais cette parole de vérité, où la trouver sûrement quand les leçons de la vie quotidienne paraissent si confuses, si obscures ? Puis cette question, apparue tout à coup dans son esprit et que le cher oncle Jozef lui-même se posait avec tristesse : les religions ne divisent-elles pas les êtres humains tout autant que les langues ? Qu’il est long et pénible le temps où le gamin passe d’une innocence impatiente à la maturité réfléchie !

De l’éducation paternelle Lejzer hérite le goût de l’ordre et du travail. De sa mère il retient qu’une vie humaine ne peut se construire en marge de l’amour et sans une profonde compassion pour les malheurs d’autrui. Le foyer familial tisse en lui une fibre tendre et vibrante, il fera d’un enfant bienveillant un grand homme de cœur.

En attendant, le fils aîné des Zamenhof fait ce que font beaucoup d’enfants à son âge : il s’amuse à jongler avec les mots, avec les langues, à inverser les syllabes, à communiquer avec ses camarades par codes secrets. Quelque chose d’analogue, pour un Français, au javanais d’hier ou au verlan d’aujourd’hui.

Inconsciemment, Lejzer prépare son avenir en excellant dans ce genre d’exercice. Il est loin de se douter qu’un simple jeu d’écoliers forge en lui les prémices d’une gymnastique mentale que son esprit logique ne tardera pas à charpenter solidement. Pendant un ou deux ans, le jeune Lejzer s’adonne à cette inoffensive manie sans aucune arrière-pensée. Ses études n’en souffrent pas. Markus Zamenhof d’ailleurs, ne l’aurait pas toléré. Lejzer est – et sera toujours – le premier de la classe. Modeler les mots à sa manière, les pétrir, les triturer, les hacher, les broyer, tout cela se révèle passionnant. C’est en quelque sorte l’“école buissonnière” d’un brillant élève, rien de plus.

Une école tout de même, cependant. Demain elle l’aidera à développer l’idée qui, déjà, lui trotte dans la tête : une langue construite ne contribuerait-elle pas à rapprocher les peuples, ce à quoi aucune langue vivante, surtout si elle est imposée comme l’est le russe à Bialystok, ne pourra jamais prétendre ?

Jaillie du désordre de sa ville natale, l’idée est en pleine gestation, omniprésente, prête à se transformer en acte. La rêverie l’escorte. Bientôt, à Varsovie, l’adolescent Lejzer Zamenhof lâchera la bride à une irrépressible destinée. [6]


CHAPITRE II

Le rêve et l’espérance

Tout ce qui a été fait de grand dans le monde a été fait au nom d’espérances exagérées.

Jules Verne

Les Zamenhof sont partis pour Varsovie. Le silence est tombé sur la petite maison de bois verte, au numéro 6 de la triste rue Zielona [7] – en polonais : rue Verte –, dont les trois pièces exiguës ont si longtemps retenti des rires et des pleurs des six enfants qui y ont vu le jour.

Aucun d’eux ne regrettera vraiment ni la ville natale ni la demeure familiale. Encore moins la Biala, la rivière voisine, qu’il leur était interdit d’approcher depuis que les gens du quartier en avaient fait un dépotoir. Lejzer ne versera pas une larme sur les années passées dans la maison verte de la rue Verte [8]. Quand il les évoquera mentalement, ce sera pour tenter – mais en vain – d’effacer de son esprit quelques mauvais souvenirs : les heures d’étude difficiles dans un isolement quasi impossible ; les servitudes ménagères et les corvées d’eau à la fontaine publique auxquelles, en bon fils aîné, il ne pouvait se soustraire, pour donner l’exemple d’abord et aussi pour soulager une maman harassée d’obligations et qui ne se plaignait jamais ; la mort à neuf ans de Sarah, sa complice, vaincue par une longue maladie, à qui il avait révélé les plaisirs de ses premiers jeux linguistiques ; l’autorité et l’intransigeance patriarcales que Markus Zamenhof affichait en toutes circonstances ; les signes d’irritation que le père commençait à donner quand il surprenait Lejzer, ses devoirs terminés et ses leçons apprises, échafaudant de nouveaux systèmes langagiers. Tout cela, cependant, s’était inscrit sans réelle amertume dans la mémoire de Lejzer ; pour l’avoir appris de sa mère, il s’était déjà convaincu qu’une étape de la vie, qu’elle fût méchante ou agréable, ne se répétait jamais tout à fait par la suite. Ayant entrevu avant ses treize ans les fossés que les idiomes creusent entre les hommes, Lejzer espérait combler à Varsovie, grande cité ouverte sur de vastes horizons culturels, les vides provinciaux que Bialystok n’avait pu remplir.

Ses maigres ressources ne suffisant plus à subvenir aux besoins croissants d’une famille de plus en plus nombreuse, Markus Zamenhof, enseignant de russe, d’allemand et de géographie, avait décidé d’accepter le poste que lui offrait une école privée dans la capitale du royaume de Pologne. La résolution courageuse du père avait produit une forte impression sur sa femme et ses enfants. De toute évidence, elle ne pouvait que se traduire par une nette amélioration de leurs conditions matérielles. La nouvelle du départ prochain avait donc été accueillie avec allégresse. Enfin, tout le monde mangerait à sa faim… Enfin, on ne se bousculerait plus les uns les autres dans l’étroitesse d’un logement inhospitalier… Enfin, pensait Lejzer, il y aurait bien sous le nouveau toit un endroit pour lui tout seul, où il pourrait lire, écrire, étudier, réfléchir tout à son aise…

Au mois de décembre 1873, la famille Zamenhof s’installe dans le quartier juif de Varsovie, au 28 de la rue Nowolipie, non loin de la synagogue de la rue Tlumackie. Jozef Zamenhof, le frère aîné du père, était venu faire ses adieux sur le quai de la gare de Bialystok. Lejzer voit encore sa silhouette s’estomper dans la brume. Il évoque avec un pincement au cœur cette image de l’oncle bien-aimé, toujours prêt à écouter ses confidences et à lui transmettre son infinie sagesse. Dès son arrivée à Varsovie, l’adolescent est conquis par sa magnificence architecturale. Son animation l’enchante. Il ne se lasse pas de l’explorer dans tous les sens, ses sœurs Fania et Augusta dans ses pas. Partout il tend l’oreille, cueillant ici et là des bribes de conversation. Le voilà plongé dans un monde nouveau qu’il observe et interprète avec lucidité. Markus Zamenhof confirme les premières réflexions de son fils : depuis l’insurrection de 1863, le sentiment nationaliste polonais et la politique de russification sont bien à leur apogée dans la capitale.

Lejzer est maintenant maître chez lui. Sa petite chambre est un royaume dont il est le seul sujet. C’est à elle, se dit-il, qu’il doit, après cinq mois de travail acharné, d’avoir passé avec succès en août 1874 l’examen d’entrée au lycée philologique. Avec l’aide de son père, il s’était préparé d’arrache-pied dans toutes les matières, surtout en langues – vivantes et mortes, car le latin et le grec viennent de faire leur entrée dans sa vie.

Un nouveau départ. Lejzer rejette les “diverses utopies de l’enfant” ; il n’abandonne pas pour autant “le rêve d’une langue de l’humanité”. Il est désormais fermement “convaincu qu’une langue internationale ne peut être que « neutre »”. Attiré quelque temps par les langues anciennes, il rêve qu’un jour il parcourrait le monde et que, “dans des discours enflammés”, il pousserait “les gens à ressusciter une de ces langues pour l’usage de tous” [9]. Rien ne saurait être plus “neutre” que la dépouille d’une langue sur laquelle personne n’exerce un droit de propriété. Ses études l’amènent à se poser des questions capitales pour son avenir. Ses livres d’histoire ne racontent que des guerres. Français contre Anglais, Russes contre Turcs, Espagnols contre Hollandais. Il faudra bien un jour qu’on trouve le moyen d’abattre les murailles de haine dressées entre les peuples. Il semble raisonnable à Lejzer de croire que seule une langue commune leur permettra de s’entendre et de nouer des liens fraternels. Un rôle qui conviendrait parfaitement, selon lui, à une langue morte, figée dans une désuétude qui inspire la confiance. Faire revivre le latin, par exemple… Une si belle langue et qui s’est glissée un peu partout dans les cultures européennes ! Sous la forme d’un “nouveau latin”, la langue de Cicéron ne ferait-elle pas l’affaire ?…

A ses camarades du lycée de Varsovie, Lejzer a transmis sa passion et ses rêves d’harmonie universelle. Malgré sa voix monotone, il sait trouver des accents convaincants quand il parle de ce qu’il aime. Aussi certains élèves de sa classe ne lui ménagent-ils pas leur concours. En leur compagnie, il s’essaye à diverses combinaisons de son invention. Une sorte de latin écorché, monstrueux, un latin de cuisine aussi étranger à celui de Rome que certains pidgins de notre temps le sont à l’anglais de Shakespeare.

Pourtant Lejzer se rend vite à l’évidence : on ne peut rendre vie à un cadavre. “Je ne me souviens plus, écrira-t-il plus tard, de quelle façon j’arrivai à la ferme conviction que c’était chose impossible.” Le fait est qu’il se rend compte que les langues mortes, même simplifiées – et d’abord, comment les simplifier sans verser dans l’incohérence ? –, sont trop difficiles à apprendre et que, n’ayant pas évolué, leur vocabulaire est totalement anachronique.

Mais alors où dénichera-t-il l’oiseau rare, une langue acceptable par tous, n’appartenant à personne, susceptible de contribuer à cimenter la paix, la solidarité humaine, à ramener à la raison les oppresseurs et à redonner espoir et courage aux opprimés ? Cette langue idéale existe-t-elle quelque part ? Et si elle n’existe pas, ne faudra-t-il pas que quelqu’un l’invente et s’emploie à la propager ?

Une création ! Un vaste domaine d’exploration pour un jeune homme qui n’a que quinze ans quand surgit dans sa tête l’idée d’une langue construite.

Premières recherches. Naturellement, Lejzer ignore encore tout des tentatives faites par le passé dans le même but. Jamais il n’a entendu parler de philologie comparée, d’analyse critique des langues. Et il ne sait comment résoudre le problème du vocabulaire. Par où commencer ? Doit-il se fier à son inspiration et tâtonner en désordre en attendant que la voie appropriée se révèle d’elle-même, ou faut-il créer d’emblée une grammaire originale, en puisant si nécessaire dans les grammaires existantes, du moins dans celles qu’il connaît déjà ?

Lejzer entame “souvent des essais, invente des déclinaisons superbes, etc.”. Mais, une langue humaine, avec “son amas infini de formes grammaticales”, avec ses centaines de milliers de mots, et ses “gros dictionnaires qui [l’]épouvantent, [lui] paraît une machine si compliquée et si colossale” qu’il se dit un jour : “Adieu les rêves ! Ce travail est au-dessus des forces humaines.” [10]

Et pourtant, il revient sans cesse à son idée !

C’est en abordant l’étude de l’anglais à l’école, en classe de cinquième, que le déclic se produit.

Lejzer s’aperçoit subitement que c’est de l’anglais qu’il convient de s’inspirer, qu’une analyse objective de cette langue déboucherait sur des principes applicables à sa future et hasardeuse entreprise.

Des avantages, il va sans dire, l’anglais en comporte et non des moindres. Impossible de les ignorer. Comparée à la complexité des langues anciennes, la relative simplicité de sa grammaire saute aux yeux. Lejzer comprend que la langue idéale devrait être dépourvue de ces formes grammaticales riches mais arbitraires dont les langues naturelles abondent. Il s’agit là, se dit-il, d’un “résultat historique, sans aucune raison d’être, et point du tout nécessaire à la langue”.

A partir de cette constatation, Lejzer va traquer les “formes inutiles”. N’en rater aucune pour mieux les éviter plus tard, quand le moment sera venu de créer. De plus il va démasquer, l’un après l’autre, les nombreux inconvénients de l’anglais, qu’il dénonce à ses camarades, fâchés de ne pas les avoir repérés avant lui.

Tout d’abord, les verbes irréguliers. Lejzer sait bien qu’en toutes langues la conjugaison des verbes irréguliers donne le vertige aux écoliers les plus doués, aux étudiants les mieux disposés. Ah ! ces verbes irréguliers que l’on ne maîtrise vraiment que dans sa langue maternelle ! Et encore pas toujours ! Pourquoi faut-il, en anglais, que les infinitifs to go (aller), to eat (manger) et to fly (voler) se transforment en went et gone, ate et eaten, flew et flown respectivement au passé et au participe passé ? Les verbes irréguliers, si communs chez les Anglais, ne seraient-ils pas eux aussi un accident de l’histoire sans aucun rapport avec le simple bon sens ? Et du bon sens Lejzer, chacun le reconnaît, en a à revendre !

Puis Lejzer s’attaque à l’orthographe de l’anglais. Il la trouve absurde, insensée. Aussi insensée qu’est décourageante la prononciation de cette langue, sur laquelle il s’en veut d’ailleurs de trébucher plus que de raison. Qu’il est donc difficile d’y voir clair ! Il enrage de voir qu’à chacune des voyelles correspondent plusieurs sons différents. Et ce double oo est bien capricieux qui se travestit en a dans blood (sang), en ou dans book (livre) et en ô dans floor (sol, étage) ! Les Anglais ont bien raison de dire One cannot judge by appearances (on ne peut juger sur la mine) ! Quant à l’accent tonique, s’il tombe dans la plupart des cas sur la première syllabe, Lejzer ne s’explique pas pourquoi il lui arrive si souvent de vagabonder et d’atterrir, par exemple, dans les mots en ity, sur celle qui précède la terminaison, comme dans stupidity. Quelle stupidité !

Sa réflexion critique autour des mérites et des imperfections d’une langue que, par ailleurs, il apprécie amène Lejzer à adopter un principe de base sur lequel reposera la structure de toute son œuvre future : il condamnera systématiquement les exceptions, il fera de même avec toutes les formes dont la compréhension de l’expression peut se passer.

Qu’arrive-t-il alors ? Eh bien, “entre ses mains”, Lejzer Zamenhof voit “la grammaire commencer à fondre” comme neige au soleil, “au point de se réduire à quelques pages et sans nuire en rien à la langue”. Il se consacre alors, “de plus en plus sérieusement, à l’exécution de [son] rêve”.

A chaque étape de ses progrès, Lejzer fait de nouvelles découvertes, encouragé par le fidèle correspondant qu’est son oncle à ne jamais renoncer à son projet de langue universelle : “Heureusement, se rassure Jozef Zamenhof dans une lettre de 1876 à son neveu, tu ne cesses pas d’y penser !”

En matière de vocabulaire, Lejzer apprend à se méfier des apparences. Ainsi, contrairement à ce que l’on croit, les mots les plus courts, s’ils sont trop nombreux et surtout monosyllabiques, ne sont pas forcément les plus faciles à mémoriser. Il se convainc en outre que, pour être international, un vocabulaire doit absorber des racines provenant de différentes langues. Et, par-dessus tout, il aboutit à une conclusion capitale pour son cheminement d’adulte : les gros dictionnaires, – ceux qu’il qualifie de “géants” – pullulent de vocables qui pourraient en être éliminés. A une condition, cependant.

Cette condition, Lejzer tombe dessus dans des circonstances tout à fait fortuites. Il est comme ça, dans la vie de chacun, des signes que l’on risque d’ignorer par inattention et qui, dans bien des cas, apparaissent déterminants pour l’avenir.

Nous sommes en 1876-1877. Considéré par ses maîtres comme un élève exemplaire, le jeune Zamenhof a néanmoins suivi les conseils de l’oncle Jozef : son grand projet est toujours présent dans sa tête. Lejzer lui consacre tous ses moments de loisir. Sa concentration est telle, que ses progrès s’accélèrent de jour en jour, comme dictés par une force mystérieuse dont l’adolescent commence à être conscient : “Que cette force soit ton credo, ton guide spirituel !”, recommande l’oncle de Bialystok, à qui le jeune homme continue de confier ses états d’âme. En alerte pendant son sommeil, son esprit n’arrête pas de bouillonner pour lui. Au réveil, il lui souffle de nouvelles idées, conduit ses pas vers des objectifs inaperçus, aiguise ses facultés d’observation.

Un jour, dans une rue de Varsovie, son regard est attiré irrésistiblement par deux enseignes des plus banales. Il les a déjà vues des dizaines de fois, mais il ne leur a jamais prêté attention. La première est celle d’une conciergerie : l’inscription russe “CHVEYTSARSKAYA”. La seconde dit “KONDITORSKAYA” ; c’est une confiserie.

Qu’y a-t-il de commun entre l’une et l’autre ? En un éclair, il apparaît à Lejzer que la terminaison skaya contient la clef de la simplification du vocabulaire.

Il vient d’apprendre d’un coup d’œil comment construire “son” dictionnaire. Quoi de plus simple, de plus évident !!! Il suffit de mettre au point un système régulier d’affixes – les préfixes et les suffixes – grâce auquel il forgera d’innombrables mots autour d’une même racine… [11] “Le mécanisme de la langue, racontera-t-il plus tard, était là, devant moi, comme sur la main, et je commençai à travailler avec régularité et passion. Je connus bientôt l’espoir.”

Sur cette base d’une indiscutable logique, Lejzer Zamenhof va bâtir avec persévérance ce qu’il appellera tout d’abord la lingwe uniwersala.

Sous ses pieds, “le terrain devenait solide”, un “rayon de lumière” venait de l’éclairer. “Le problème est résolu”, se dit-il alors. Ayant saisi la grande idée des suffixes, il a compris l’importance que peut avoir pour une langue créée “l’emploi général de cette force, qui, dans les langues naturelles, n’a obtenu qu’une efficacité partielle, sans logique, irrégulière et incomplète”. Lejzer compare les mots, “recherche entre eux des rapports définis et constants”. Chaque jour il enlève du vocabulaire d’entières séries de mots par le secours d’un seul suffixe marquant un certain rapport. Il remarque qu’une très grande quantité de mots-racines pures (exemples : mère, étroit, couteau, etc.) peuvent être transformés en mots composés et, de ce fait, disparaître du vocabulaire. [12]

Un autre phénomène se produit quelque temps après cette première illumination de son intuition. Dans des circonstances qui ne surprendront pas les spécialistes de l’activité psychique chez l’homme endormi.

Lejzer s’interroge souvent sur l’utilité de l’article défini. Il en a constaté l’absence en russe et en polonais et la présence dans trois langues d’Europe occidentale, le français, l’anglais et l’allemand. L’article défini est-il indispensable ? Lejzer a beau se poser la question, il ne parvient pas à se faire une opinion.

Un rêve va le tirer d’embarras… Un rêve dans lequel il se voit près d’un bois en compagnie de son oncle Jozef et de son professeur de grec, le prof. Billevitch, discutant du rôle de l’article défini. “Entrons dans le bois, dit Lejzer, nous y trouverons quelqu’un qui nous aidera”. “Surtout pas dans le bois, s’écrie alors le prof. Billevitch, il y a là trois jeunes filles en rouge qui nous veulent du mal”. Les trois hommes se tournent vers le bois et, effarés, en voient sortir trois jeunes filles rousses vêtues de rouge. Lejzer s’entend s’exclamer avec effroi : “Voilà les trois jeunes filles en rouge !” Et il se réveille aussitôt. “Je me rappelle parfaitement, écrira Zamenhof, que j’ai employé sciemment l’article les pour désigner les trois jeunes filles. Autrement, j’aurais parlé de trois jeunes filles quelconques et non de celles mentionnées par le prof. Billevitch.” Dès lors, son choix est fait et Lejzer peut se déclarer fort satisfait d’avoir appris sans le moindre effort que l’article défini n’était vraiment pas inutile [13]. Merci, subconscient !

Pendant qu’il recherche, pour les écarter, tous les “poids morts” des grammaires naturelles, forêts touffues d’exceptions et d’irrégularités, Lejzer enrichit les matériaux de son vocabulaire en veillant en premier lieu à réaliser le plus possible d’économie de mots. Ayant renoncé à de nombreux mots monosyllabiques, il a néanmoins cru un moment qu’une langue construite pouvait être constituée de mots inventés de toutes pièces. Cependant, il s’est rendu compte peu après qu’il serait difficile de se les rappeler tous. En quoi il était, à son jeune âge, beaucoup plus réaliste qu’un certain abbé allemand fourvoyé, à la même époque, dans une entreprise ambitieuse dont il sera fait mention plus loin.

Une fois revenu de cette éphémère illusion, Lejzer porte toute son attention sur les langues dominantes du monde européen. Il y trouve “une provision immense de mots internationaux”, connus de la plupart des peuples. Un véritable “trésor” pour une future langue internationale. Lejzer va y puiser d’abondance.

Dans le même temps, il est parfois assailli de doutes quant à l’utilité d’une langue commune. Suffirait-elle à assurer la paix et la concorde entre les hommes ? N’est-ce pas l’homme lui-même qu’il convient de refaire, de recréer de fond en comble ? Ne perd-il pas son temps en courant après son rêve de langue internationale ?

L’oncle Jozef est d’accord, en partie seulement. Oui, l’homme actuel est bien en général 1’homo homini lupus [14] que Thomas Hobbes a dénoncé dans son Léviathan. Mais il ne faut pas désespérer de lui. Joignons-nous plutôt à cette “avant-garde de l’immense armée humaine” – de Platon, Aristote et Sénèque à Descartes, Kant, Spinoza et Pestalozzi – qui a vu “l’objectif final” à atteindre même si la masse ne parvient pas à le voir et “ne sait peut-être même pas qu’il existe”. Petit à petit, malgré d’“innombrables arrêts dans les déserts des guerres”, cette armée avance. Regarde derrière toi, Lejzer, vois “les étapes qu’elle a déjà parcourues, dans les siècles, sur la voie de la civilisation”. “Certes, écrit Jozef Zamenhof à son neveu, nous n’arriverons pas avec elle au but que nous ambitionnons, parce que celui-ci est encore loin, très loin… Mais, comme les bergers qui savent où se trouve le vert pâturage gorgé d’eau, nous devons nous employer à pousser le troupeau qui nous entoure vers la juste direction. Tel est notre devoir d’hommes ; tel est ton devoir, mon cher neveu… Je suis sûr que tu ne t’en écarteras pas.”

La lettre reçue de Bialystok au premier jour du printemps 1876 a produit un effet immédiat sur le jeune homme.

Le voilà rasséréné, réconforté, tout ragaillardi. Avec une forte envie de se remettre de plus belle à ses travaux linguistiques au service d’une humanité plus heureuse et plus fraternelle. Et, en plus, avec une nouvelle identité suggérée par l’oncle Jozef suivant un usage de la bourgeoisie juive. Lejzer a voulu suivre l’exemple de son père, prénommé Mardochée lors de sa circoncision, qui, dans sa jeunesse, a adopté un prénom d’“aspect Gentil”, celui de Markus, un des quatre évangélistes. “Pourquoi, mon neveu, a répondu l’oncle, ne prendrais-tu pas le prénom de Luc, lui aussi évangéliste ? A moins que tu ne préfères un prénom approchant, Ludwik par exemple…”

Lejzer a opté pour Ludwik. Ne venait-il pas de découvrir, dans l’introduction d’un ouvrage de l’humaniste tchèque Comenius, cadeau de Jozef Zamenhof, les noms de deux autres humanistes, Francis Lodwick et Ludwik, (Luis) Vives, qui furent parmi les premiers, aux XVIe et XVIIe siècles, à traiter la question d’une langue commune pour tous les hommes ? Lejzer a informé son oncle de sa décision avec tout l’enthousiasme dont ses dix-sept ans sont capables : J’ai crié : “Oui, Ludwik, vives ! Tu vivras, Ludwik, et je n’ai pas hésité un seul instant”.

Né à une nouvelle vie sous un aussi illustre parrainage, Ludwik Lejzer Zamenhof finit en deux années de mettre sur pied un ensemble cohérent. Depuis 1876, le mot d’ordre est : “facile”. “Une seule chose est bien claire dans mon esprit comme qualité principale de ma langue, a-t-il écrit à l’oncle Jozef. La langue destinée à un usage général devra être le plus possible facile à apprendre. C’est ce que dit en 1652 mon “précurseur” F. Lodwick et c’est aussi ma conviction. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir fait des études linguistiques et peu réussissent, même en étudiant, à bien apprendre une langue étrangère. Que dire de ceux qui parlent et écrivent à grand-peine leur propre langue !”

Facile, facile, très facile… La langue de Ludwik Zamenhof sera facile ou ne sera pas, elle sera plus facile que toute autre langue au monde ! Pour le moment, elle est riche de ses affixes : ils gonflent les radicaux au point qu’ils deviennent capables d’exprimer notre pensée dans pratiquement tous les domaines. Ainsi, à lui seul, le préfixe mal a résolu le problème des antonymes. Dorénavant, là où il faut apprendre deux mots (comme en français : large et étroit, triste et gai, grand et petit, etc.), la mémoire n’en aura plus qu’un à retenir. Dans la lingwe uniwersala, pour les contraires, Ludwik a généralisé l’emploi du préfixe mal, alors qu’en français celui-ci n’intervient que dans des cas rarissimes (malpropre, malheureux, maladroit, malchance, etc.). Quant au choix des radicaux, il a été fait avec une extrême rigueur. Par exemple, Ludwik n’a adopté la racine roz qu’après avoir constaté qu’elle appartenait à pas moins de huit langues (latin : rosa, français : rose, italien : rosa, espagnol : rosa, portugais : rose, allemand : rose, anglais : rose, russe : roza). Quand il ne trouve pas de racine commune à plusieurs langues, Ludwik privilégie la racine slave ou saxonne, de manière que les langues naturelles de ces deux origines soient également représentées. Enfin, fondée sur une grammaire tellement succincte qu’on la prendrait pour un abrégé, la langue nouvelle peut s’apprendre, se lire et s’écrire sans efforts particuliers. Ludwik est sûr de lui, de ce qu’il fait. N’a-t-il pas déjà traduit des textes bibliques et écrit des vers dans “sa” langue ? Ne discute-t-il pas avec des camarades dans sa lingwe uniwersala ?

Au lycée, en effet, Ludwik s’est fait quelques disciples dans sa classe. Ils ont tous parfaitement assimilé le “prototype”. Et le petit frère Félix, qui n’a que dix ans, est lui aussi un “adepte”.

Alexander Waldenberg, son meilleur ami, incite Ludwik à persévérer : “Tu es sur la bonne voie, Lutek ; tu la tiens, ta langue, je te dis…” Alexander n’a pas tort, mais “Lutek” est lucide et critique. Il n’est pas encore totalement satisfait, loin de là. Certes le système des affixes fonctionne à merveille. Le tout dernier que Ludwik a inventé est le suffixe ej, inspiré du grec et de l’allemand, pour indiquer le lieu d’une action ; à partir de la racine allemande lern (du verbe signifiant “apprendre”), il crée le radical lern et fabrique lern-ejo, c’est-à-dire “école”. La mémoire fait ainsi l’économie d’un mot devenu superflu. Un procédé grâce auquel une multitude de mots passent de vie à trépas.

Certes les mots du nouveau vocabulaire ont tous un sens tellement précis qu’ils ne prêtent jamais à équivoque. Certes les verbes se conjuguent tous de la même manière. Certes les exceptions grammaticales ont été impitoyablement abolies. Certes la “langue universelle” de 1878 est une surprenante réalisation et tout le monde dans l’entourage du jeune homme applaudit à la simplicité de ses principes.

Cependant, Ludwik pense qu’il doit faire mieux, qu’il peut faire mieux. Il veut que sa langue soit encore plus belle et plus facile. Elle a besoin, dit-il, de “quelque chose d’insaisissable”, il lui faut se débarrasser de “sa lourdeur et de sa rudesse”, se doter d’un “élément de liaison qui lui donnât une vie en même temps qu’un esprit défini et complet” [15]. En fait, ce qui manque à la lingwe uniwersala, c’est de la maturité, c’est un peu plus de réflexion et d’expérience. Car ce qui paraît au point en théorie ne l’est pas du tout dans la pratique, Ludwik en est tout à fait conscient…

Rosalia Zamenhof ne cache pas son admiration pour son fils aîné. Elle croit à son œuvre de linguiste comme elle dit ; elle apprécie surtout la grandeur du message dont Ludwik l’a assortie : une langue au service de l’union des peuples, de la fraternité humaine.

Elle prend prétexte de l’anniversaire de Ludwik, qui a dix-neuf ans depuis deux jours, pour organiser autour de lui, le 17 décembre 1878, la fête de la consécration. En présence de ses frères et sœurs et de quelques camarades, Waldenberg [16] parmi eux, on célèbre dans l’euphorie la naissance de la nouvelle langue. Une langue viable sous bien des rapports, et, telle qu’elle est, déjà destinée aux hommes de bonne volonté afin que la concorde règne dans le monde.

Sur la table, dans la chambre de Ludwik, des verres de cristal, ceux qu’on sort pour les grandes occasions, et un gâteau au pavot confectionné par les mains habiles de la maman, la pâtisserie préférée de son fils. Tout à côté, des notes, un lexique, une grammaire, quelques traductions en lingwe uniwersala, des œuvres originales aussi, que les convives consultent et commentent.

On débouche des bouteilles de vin rouge. La fièvre monte et enflamme la verve des copains. Ses bonnes manières ayant valu à Ludwik un surnom de déférence un peu moqueuse de leur part, aujourd’hui, en levant leurs verres, c’est au “baron” Ludwik qu’ils souhaitent santé, succès et prospérité. Le “baron”, d’ordinaire si pâle, a senti les couleurs du bonheur lui monter aux joues. Et c’est tout juste si le grand amateur de danse qu’il est n’entraîne pas sa mère dans un galop endiablé autour de la pièce. Un chœur de louanges s’adresse à l’auteur de la lingwe  ; on chante son intelligence, son esprit de suite, sa grandeur d’âme. Les lumières de la raison président à l’avenir exceptionnel de la mission que tous jurent de remplir jusqu’au bout. L’humanité est une, ils œuvreront sans relâche pour que la paix et l’amour règnent sur elle. Un verre à la main, les jeunes gens entonnent en chœur l’Hymne à la Fraternité composé par Ludwik :

Malamikete de las nacjes,
Kadó, kadó, jam temp’está !
La tot’homoze en familje
Konunigare so debá
 [17].

Malgré l’ambiance de chaude et sincère camaraderie, la solennité de la réunion a un on ne sait quoi de puéril et de dérisoire. Chacun sent confusément au fond de soi qu’il ne suffit pas de brandir un rameau d’olivier pour que les embûches sur les chemins de l’Histoire se volatilisent du jour au lendemain. Mais, pour cette jeunesse juive, mêlée de si près aux humiliations quotidiennes du régime tsariste, seul le souffle de l’idéalisme rend respirable l’air de Varsovie, secouée par des vagues déferlantes d’antisémitisme.

Le lendemain, Jozef Zamenhof est mis au courant de l’événement : “Mon cher oncle Jozef, la lingwe uniwersala est née ! C’est arrivé hier, en fêtant mon dix-neuvième anniversaire… Et moi aussi j’ai l’impression d’être né pour la première fois d’une manière consciente… Ce fut quelque chose de très beau [… Et quand mes camarades furent partis], maman m’a embrassé et m’a tenu ainsi, longtemps, sans rien dire… Nous regardions par la fenêtre de la cuisine la rue blanche qui se perdait dans le noir, mais, là-bas, tout au fond, tremblante entre les flocons de neige, on voyait une étoile”.

L’étoile de l’espérance ? Devant elle, en ce 17 décembre 1878, Ludwik Zamenhof était sur un petit nuage : il venait de vivre le jour le plus beau de sa vie, son rêve avait connu son premier succès.

Le jeune homme, le cycle secondaire bientôt terminé, est convaincu qu’un jour d’autres viendront. Sans précipitation. Ludwik est “trop jeune” pour oser affronter l’opinion publique. Avant de faire un pas décisif, il souhaite s’accorder un long délai de réflexion, cinq ou six années qu’il entend “employer à éprouver soigneusement sa langue et à la travailler complètement du point de vue pratique”.

C’est compter sans son père.

Markus Zamenhof n’a pas toujours suivi d’un bon œil les prouesses linguistiques de son fils. Il s’inquiète de le voir “perdre son temps” à bricoler des règles et des vocables dont personne ne fera jamais usage. Une passion ? Non, une lubie, une vraie folie. D’ailleurs certains de ses collègues n’ont-ils pas laissé entendre à Markus qu’“une telle idée fixe dans une jeune tête risque de conduire à la démence” ? Pour tout dire, c’est au moins un égarement, une ivresse d’adolescent, en tous cas un gaspillage d’énergie. Oh ! Markus reconnaît volontiers les mérites fonctionnels de la lingwe uniwersala, l’ingéniosité de sa construction, la persévérance avec laquelle l’entreprise a été menée. Il n’en est pas moins préoccupé par la tournure des événements. Et il ne s’en cache pas auprès de son aîné.

Vouloir l’harmonie entre les peuples, rêver de les unir par une langue commune, se jurer d’abolir la haine qui les consume et les sépare, tout cela est bien beau, mais une carrière ne s’édifie pas sur les sables mouvants d’un passe-temps de lycéen !

La magie du talent naissant ne pèse pas lourd devant l’intransigeance paternelle. Ludwik ne sera pas un crève-la-faim, un idéaliste marginal traînant toute sa vie derrière lui l’empreinte indélébile d’une erreur, d’un aveuglement de jeunesse. Le moment est venu de choisir entre des années au pays des chimères et une existence douillette dans la sécurité.

De toutes les professions Markus Zamenhof n’en connaît que trois à coup sûr lucratives. L’avocat, l’ingénieur et le médecin sont les privilégiés d’une société d’aléas. Pas d’avenir en dehors de ce trio de lendemains tranquilles ! Comme Ludwik ne paraît avoir de goût ni pour le droit ni pour la technique, il fera sa médecine et s’inscrira à l’université de Moscou.

C’est à peine si le jeune homme peut protester : “J’aime les langues, comme toi, père. Je ne pourrai jamais y renoncer, sache-le.” Après tout, avec tant de professeurs de langues dans son ascendance, Ludwik a de qui tenir ! Sourd aux arguments auxquels son fils s’accroche avec l’énergie du désespoir, le père ne se laisse pas fléchir : “Tu seras médecin, que cela te plaise ou non. C’est ma décision, n’en parlons plus.” Et, bien entendu, ce sera “pour le bien” de Ludwik Lejzer, qui, un jour, qu’il en soit sûr, en sera reconnaissant à son père. Que de mal certains parents ne font-ils pas à leurs enfants… pour leur bien !

Six mois plus tard, Ludwik Zamenhof quitte le lycée de Varsovie. L’enthousiasme de ses camarades et disciples n’a pas résisté longtemps à l’ironie et au scepticisme des familles : “Les futurs apôtres essayèrent bien de faire connaître la langue nouvelle, mais, en butte aux moqueries des grandes personnes, ils s’empressèrent de la renier” [18].

En juin 1879, Ludwik se retrouve tout seul, n’ayant à prévoir que “sarcasmes et persécutions”. Tout seul face au sévère professeur Zamenhof, plus fermé, plus intraitable que jamais, sans alliés, sans soutien, et la confiance en soi diminuée. Son combat sombrera-t-il dans ce naufrage qu’est l’abandon des proches ? Le jeune Zamenhof ne peut éluder la question.

Ludwik a franchi le cap des études secondaires avec les félicitations de ses maîtres. Ceux-ci sont unanimes : Ludwik Lejzer Zamenhof a été un excellent élève, le certificat du 15 juin 1879 en témoigne. Il n’est pas une matière dans laquelle il n’ait obtenu de très beaux résultats. Il s’est tout particulièrement distingué en grec (qui lui a rapporté une médaille d’argent), en allemand, en russe et en français ; il n’a nullement démérité en latin, physique, mathématiques, logique, histoire et géographie, bien au contraire. Oui, Ludwik a travaillé dur pour décrocher son passage à l’université et son père exprime tout haut sa satisfaction : il est fier de son fils. Sera-t-il dorénavant plus indulgent, plus tolérant à son égard ? Reconnaîtra-t-il que Ludwik Lejzer le linguiste poursuit des buts d’une indéniable valeur pour l’humanité ? Cédera-t-il enfin à un mouvement d’attendrissement ?

Ludwik devra vite déchanter. Markus s’oppose toujours avec fermeté à ce que son fils se laisse distraire à Moscou par ses “utopies”. Pas question de compromettre une brillante destinée médicale – à laquelle, par bonheur, tout Juif peut prétendre sans que les autorités russes s’y opposent – en courant deux lièvres à la fois. Pas question de mettre en péril ses études au cas où un espion de la police ou de la censure tsaristes, sait-on jamais, viendrait à mettre la main sur des papiers dont le contenu ressemble fort – “tu dois l’admettre, mon fils” – au code secret de quelque conspirateur juif. Une éventualité que Ludwik n’a pas envisagée, n’est-ce pas ? Eh bien, il en est qui ont fini en Sibérie pour moins que ça !

Beaucoup disent de Markus Zamenhof qu’il est insensible à toute émotion, caparaçonné contre tout élan du cœur. Ludwik n’a jamais voulu prêter l’oreille à ces médisances. Il aime son père et le respecte. Comment se permettrait-il de le juger ! Aujourd’hui, pourtant, il le regarde avec d’autres yeux. Peut-être l’homme que Ludwik est devenu commence-t-il à voir son père sous son vrai jour.

Sur un ordre impératif, Ludwik doit laisser au domicile familial un paquet bien ficelé : notes, brouillons, dictionnaires, grammaires, traductions, écrits personnels, tout le fruit d’un immense effort intellectuel est rangé au fond de la bibliothèque. L’étudiant retrouvera son trésor à son retour de Russie. Interdiction sera faite à ses jeunes frères et sœurs d’y mettre le nez, que Ludwik ne s’en inquiète pas !

“Personne n’y touchera, j’y veillerai moi-même, c’est promis”, a affirmé le père.

La mort dans l’âme, Ludwik abandonne à Varsovie sa lingwe uniwersala. Alors que rien d’autre dans la vie ne l’intéresse vraiment…

***

Ces deux chapitres de “L’homme qui a défié Babel“, qui en comprend 18, vous sont offerts par l’auteur et par L’Harmattan
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp

Pour plus de détails sur cet ouvrage :
http://www.esperanto-sat.info/article1010.html
http://www.esperanto-sat.info/article235.html
TABLE DES MATIÈRES

Remerciements 7
Avant-propos 11
CHAPITRE I Babel sur la place du marché 13
CHAPITRE II Le rêve et l’espérance 23
CHAPITRE III L’étudiant 41
CHAPITRE IV Des mots sans frontières 59
CHAPITRE V Doktoro Esperanto 65
CHAPITRE VI Des lauriers et des larmes 79
CHAPITRE VII L’Étoile Verte 101
CHAPITRE VIII Le Credo 113
L’hymne espérantiste 130
CHAPITRE IX Boulogne-sur-Mer 131
Fundamenta Gramatiko 153
CHAPITRE X L’idée interne 161
CHAPITRE XI Christophe Colomb à Cambridge 181
CHAPITRE XII Traîtres ou… “idiots” ? 195
CHAPITRE XIII L’âge adulte 211
CHAPITRE XIV Le long chemin 227
CHAPITRE XV Les adieux 255
CHAPITRE XV Fin de mission 267
CHAPITRE XVII Homme et rassembleur 285
CHAPITRE XVIII Naissance d’une culture 289
Annexes 299
Bibliographie 301
Évolution du mouvement espérantiste 305
Quelques opinions sur l’œuvre de Zamenhof 321
Quelques adresses 329