“...un espéranto commode, l’anglais”

Publié le lundi 21 janvier 2008

La jeunesse d’Europe ne connaît pas, ne veut pas connaître les frontières des nations. Elle voyage sans passeport, avec une monnaie unique, usant d’un espéranto commode, l’anglais”, a-t-il écrit dans un article intitulé “Les médias nationaux contre l’Europe”1.

Si Philippe Cayla s’était informé, ce qui est la moindre des choses quand on assume une responsabilité importante dans l’information télévisée, il se serait rendu compte qu’une telle métaphore ne convient pas, que l’espéranto est tout autre chose que l’anglais.

Cet anglais-là, ce “broken English”, le plus répandu, est le fruit d’une évolution chaotique. Les difficultés de sa maîtrise coûtent des fortunes au budget de l’éducation de tous les pays non-anglophones. Cet anglais coûte plus qu’il ne vaut à leurs citoyens sous forme de cours et d’impôts. Il les prive d’un temps précieux pour d’autres activités formatrices, productives, constructives et pour leurs loisirs. Il “met les pays anglophones en position dominante dans toute situation de négociation, de concurrence ou de conflit se déroulant en anglais” (Rapport Grin). Langue en premier lieu nationale, il s’est répandu d’abord par la force et la violence, l’esclavagisme et la colonisation. C’est une langue de dépendance et d’alignement. Souvenons-nous de cette phrase citée par le professeur Robert Phillipson dans “Linguistic Imperialism” : “Il fut un temps où nous avions l’habitude d’envoyer à l’étranger des canonnières et des diplomates ; maintenant nous envoyons des professeurs d’anglais.
Non seulement des professeurs
...

Anglicisation forcenée

Récemment, certains médias ont fait écho à une demande croissante de gouvernantes anglaises. Voici quelques années, pour des postes de responsabilités importants, des annonces en quantité mentionnaient une exigence discriminatoire : “English mother tongue only”, “Native English speaker“. Mieux encore : le président pressenti pour l’Union européenne est un pur “Native English speaker“, qui a trompé son peuple (Irak) — Tony Blair !

L’espéranto a été conçu pour accélérer et faciliter la communication entre personnes de langues diverses. L’anglais la freine du fait que le temps de son apprentissage et de formation d’enseignants est excessivement long, de huit à dix fois plus que l’espéranto.

Le fait que l’anglais l’ait supplanté dans ce rôle est le résultat d’un processus historique, anti-démocratique, qui n’a rien à voir avec une supériorité linguistique.

L’usage abusif du mot “espéranto” pour désigner le “broken English” n’est pas chose si rare. Si l’on peut penser que les auteurs de tels propos peuvent prétendre connaître l’anglais, il y a lieu de douter qu’ils puissent en dire de même de l’espéranto. Ils n’ont certainement pas effectué l’essai auquel Tolstoï se livra en 1888, en consacrant quelques heures à l’étude de cette langue, sans quoi ils auraient vite évalué ce qu’ils pouvaient comprendre et exprimer en peu de temps, et en anglais, et en espéranto.

L’expression “espéranto commode” avait déjà été utilisée par Joël de Rosnay, directeur de la Prospective et de l’Évaluation à la Cité des Sciences et de l’Industrie lors d’un entretien à propos de son livre “L’homme symbiotique, regards sur le 3ème millénaire” : “L’autosélection de l’anglais, sorte d’espéranto commode mais limité, est probablement un phénomène transitoire dans l’attente des systèmes de traduction automatique individuels en temps réel.”(Seuil, 1995). Mais cet homme de science reconnu a eu le mérite de préciser que cet anglais, même commode d’une certaine façon, était limité, et il avait exprimé un doute sur la durabilité de son rôle.

Bien qu’historien et membre de l’Académie française, Alain Decaux n’a pas su éviter ce même genre de cliché dans un article intitulé “La survie du français, cause nationale” : “Nos petits-enfants devront parler l’anglo-américain, devenu l’espéranto de notre siècle, car leur réussite éventuelle en dépend.” (“Le Monde”, 17 oct. 2001)

Dans le numéro du 9 novembre 2006, du même quotidien, le médiateur d’alors, Thomas Ferenczi, avait tenu un langage allant dans le même sens : “Dans ces conditions, on pourrait être tenté de plaider pour le développement d’une langue commune qui facilite les échanges entre Européens et aide à la formation d’une conscience collective. Cette langue existe. Ce n’est pas l’espéranto ou le volapük intégrés que dénonçait le général de Gaulle, mais l’anglais.”(Conférence de Presse du 15/05/1962) Thomas Ferenczi avait au moins le mérite de s’interroger ainsi : "Comment concilier cette hégémonie de l’anglais avec le respect de la diversité culturelle, inscrit dans les traités et réaffirmé en toute occasion par les dirigeants européens ? C’est toute la difficulté."
Comme Ferenczi, Philippe Cayla appelle de ses voeux une conscience européenne. Ce n’est certainement pas avec l’anglais, la langue de la nation la moins europhile de l’Union européenne, que cet objectif pourra être atteint.

Le discours de la servitude volontaire

Celui qui impose sa langue impose l’air sur lequel doivent gesticuler les marionnettes.

C’est ce que m’avait dit Mark Starr, militant travailliste et syndicaliste de Long Island City, New York, à l’occasion du congrès de SAT à Toronto, en 1973, (voir article "Mark Starr").

La puissance et la richesse mal partagée des États-Unis s’est édifiée par la violence (les Indiens ont été les premiers à en faire les frais), la guerre, le pillage. Le comportement des anglo-béats face à cette puissance est semblable à celui de prostituées admiratives devant leur maquereau, lequel n’a qu’à faire le beau et s’offrir tout ce qu’il veut à leurs frais. N’importe qui se fait aujourd’hui le chantre de l’anglais trompeusement nommé “espéranto”.

Henri Masson

1. “Le Monde”, 01-01-2008” Ces propos ont été repris dans “The Brussels Journal” (”The Voice of Conservatism in Europe” !) du 4 janvier 2008.

2. Voir aussi "Au nom du Pèze, et du Fric et du Saint Grisbi
" et les témoignages du général Smedley Butler et du Marine Jimmy Massey sou “Commode” ? Et pour qui ?