Valeur pédagogique de l’étude de l’espéranto

Publié le dimanche 22 décembre 2002 par admin_sat , mis a jour le vendredi 17 novembre 2006

On prend une conscience grandissante, dans le monde de l’enseignement, dans le monde des affaires, et dans les milieux gouvernementaux, du désavantage que présente pour les Américains leur ignorance des langues étrangères. Pendant ces dernières années, on a beaucoup agité ce problème, en partie sous l’impulsion des activités d’une Commission Présidentielle pour les Langues Étrangères et les études internationales, sous l’administration Carter. Beaucoup de gens voient l’importance d’un renouveau de l’étude des langues dans nos écoles. Pourtant, on n’est pas d’accord, loin de là, quand il s’agit de choisir les langues à enseigner. Plus précisément, doit-on maintenant pousser notre jeunesse à apprendre le japonais, le chinois, le russe, la souahéli on l’arabe ? Et faut-il ajouter ou bien substituer l’étude de ces langues à celle, traditionnelle, de l’espagnol, du français, de l’allemand et du latin ? Bien que le français au Canada et l’espagnol aux États-Unis aient une importance particulière, on ne voit pas bien par ailleurs sur quelles langues faire porter l’effort. Comment choisir ? Sur quels critères ?

Cette étude a pour objet d’analyser une option nouvelle, qui offre des avantages uniques en matière de linguistique, de communication et de culture, car elle apporte à la fois étendue et profondeur au programme des langues, et elle en renforce l’internationalité c’est l’enseignement de l’Espéranto. On trouve ailleurs, dans cet ouvrage [1], une description de la nature, de la position et des aspects culturels de l’Espéranto. Je vais montrer quant à moi comment ces aspects de la langue font de l’Espéranto une matière d’un intérêt particulier pour un cours d’une année dans nos écoles et nos universités.
Avantages linguistiques

L’enseignement de l’Espéranto est un tremplin idéal pour celui des langues. Le profit que l’on tire d’un début avec l’Espéranto a été démontré par une étude importante d’enseignement de l’Espéranto dans les seconds cycles et les universités d’Amérique, conduite à l’École Normale de Columbia sous la direction du pédagogue et éducateur renommé Edward Thorndike [2]. La conclusion de cette recherche, c’est qu’une année d’Espéranto à l’Université équivaut à quatre années de français ou d’allemand en matière de niveau d’acquisition. Les caractéristiques particulières de l’Espéranto (régularité, racines invariables, orthographe phonétique) amènent rapidement l’étudiant à un niveau de maîtrise de la langue qui lui permet d’accéder à la créativité orale et écrite, débarrassée de toutes les contraintes arbitraires si communes dans les langues nationales. Ce niveau si rapidement atteint contraste avec les études prolongées que demandent les langues nationales avant que l’on puisse s’en servir convenablement, et l’on en tire non seulement satisfaction et stimulation, mais maniement et accès rapide à des études supérieures comme celles du style et des normes d’emploi.

Souvent, du fait que la plupart des Américains n’ont guère de contact avec des expériences directes de langues étrangères, les enfants et leurs parents n’ont pas une nette idée de ce qu’est une langue. Cette notion de langue, il est opportun de la présenter dans un contexte facilement maîtrisable, c’est-àdire un contexte capable d’illustrer les aspects importants qui sont communs à beaucoup de langues, sans s’encombrer des aspects spécifiques arbitraires des langues nationales. Par exemple, la notion de cas est assez étrangère à l’anglophone. Les déclinaisons de l’allemand ou du russe présentent tant d’irrégularités et de modèles complexes que le concept même est mal perçu (par exemple les différentes classes de substantifs russes ont des formes différentes d’accusatifs, et quelquefois l’accusatif est identique au nominatif). L’Espéranto, au contraire, n’a que deux cas (nominatif et accusatif), que l’on distingue toujours par l’addition d’un « n » à l’accusatif. L’indication du cas ne pourrait pas être plus simple, et le concept saute aux yeux. Il y a beaucoup d’exemples de ce genre, qui permettent de considérer l’Espéranto comme une sorte de modèle idéalement adapté à l’exposition claire des concepts du langage. Un autre aspect de la langue, qui est de nature à faciliter considérablement l’étude ultérieure de l’anglais et des langues étrangères, est la clarté de la morphologie et de la syntaxe due aux désinences grammaticales qui marquent en Espéranto les substantifs, les adjectifs, les adverbes, et les diverses formes verbales.

On pourrait se plaindre de la trop « grande facilité » de l’Espéranto, qui le rendrait indigne d’être appris par des gens doués. Il faut se détromper bien apprendre une langue — et l’Espéranto ne fait pas exception —est toujours une tâche ardue. La différence se trouve dans la qualité de chemin parcouru pour la même somme de travail. La clarté avec laquelle l’Espéranto dévoile la structure du langage peut se comparer à celle qu’apporte l’emploi des chiffres arabes en arithmétique au lieu des chiffres romains, ou encore la simplicité et les combinaisons phonétiques de l’alphabet romain comparés aux idéogrammes chinois, quand on apprend à lire. On peut ainsi aller beaucoup plus loin et plus vite dans l’étude du riche ensemble de la littérature en Espéranto.

Les racines empruntées aux langues européennes aident considérablement à acquérir du vocabulaire en anglais ou dans d’autres langues européennes. Les professeurs de français et d’allemand de ma fille, au lycée, ont remarqué avec plaisir dans ses notes que fréquemment elle reconnaissait et analysait des mots ou des structures nouveaux grâce à sa connaissance de l’Espéranto. Mais les aspects non européens de l’Espéranto, et particulièrement la formation des mots par combinaison d’éléments invariables, peuvent également aider à aborder l’étude de certaines langues non européennes, bien que je n’aie pas connaissance de recherches précises sur ce point.

Certaines expériences ont prouvé qu’une année d’étude de l’Espéranto suivie par deux années d’étude d’une langue nationale font atteindre un niveau supérieur à celui de trois années d’étude de ladite langue seule. L’enquête de Columbia citée plus haut apporte des données précises sur ce point, et des mesures précises faites en Europe ont été résumées par Sonnabend [3]. II conviendrait de reprendre ces expériences dans un contexte nord-américain, mais dès maintenant ces résultats n’ont rien de surprenant compte tenu de la compréhension de la nature du langage acquise grâce à l’étude de l’Espéranto.

Il fut un temps où le latin avait pour rôle de fournir aux élèves une solide formation linguistique, et récemment ce rôle latin a connu un regain d’intérêt. Si l’on laisse momentanément de côté l’évidente différence du contenu culturel, il est manifeste que l’Espéranto est un bien meilleur choix si l’on veut présenter la notion de langue, simplement parce qu’il illustre, avec tellement plus de netteté, et tellement plus vite, les aspects fondamentaux du langage.

Quant à l’aspect culturel, le latin offre des richesses d’une nature très particulière, différentes de celles qu’offre l’étude des langues modernes. De plus, l ’Espéranto a l’avantage d’être une langue moderne, et d’être « globale » plutôt qu’européenne par certains aspects importants.
A ce point, il peut être utile de prendre un peu de recul historique. Il y a une centaine d’années, l’Association des Langues Modernes d’Amérique était créée et se donnait pour but majeur d’amener le public à bien comprendre que la valeur culturelle de l’étude du français ou de l’allemand n’était pas inférieure à celle du latin ou du grec classiques, mais différente, et que l’on devait juger sur de nouveaux critères la valeur pédagogique et culturelle des langues modernes. L’Association des Langues Modernes ne souhaitait en aucune façon abolir l’étude des langues classiques, mais affirmait que les langues modernes pouvaient aussi jouer un rôle important dans nos écoles et nos universités. Il en est de même aujourd’hui : la valeur de l’étude de l’Espéranto doit se comprendre sans préjugé, sur ses mérites propres, et une initiation à l’Espéranto stimulerait certainement l’étude ultérieure des langues nationales.
Si possible, il serait bon d’enseigner l’Espéranto pendant l’année qui précède immédiatement le second cycle secondaire, afin de donner aux élèves une préparation linguistique commune pour l’étude ultérieure des langues nationales (et de l’anglais). Si l’on veut vérifier les études antérieures, selon lesquelles le temps investi dans l’Espéranto est par la suite amplement remboursé, on pourrait également, dans un cycle de quatre ans, combiner une première année d’Espéranto avec trois années de langue nationale, et cependant atteindre un niveau de quatrième année dans la langue nationale, pour obtenir ainsi le bénéfice combiné d’un meilleur niveau dans la langue étrangère, avec en plus les avantages de l’étude de l’Espéranto.
Conscience « globale »

Un avantage important de l’enseignement de l’Espéranto dans nos écoles réside dans la perspective « globale » qu’ouvrent à l’élève le langage et sa culture. L’accès facile à des livres, des périodiques et des cassettes du monde entier fait naître une ambiance d’internationalisme qu’il est malaisé de créer autrement. Il y a là en « surface » un complément important à la pénétration plus profonde d’une langue et d’une culture uniques, comme l’allemand ou le russe. Cet horizon, par son ampleur, fait éviter le danger qu’il y aurait à remplacer un point de vue monoculturel par un point de vue seulement biculturel, car il aide considérablement les élèves ou étudiants à percevoir la nature pluraliste de notre monde nouveau. L’étude des littératures étrangères dans une traduction en Espéranto peut donner un excellent accès aux littératures et aux cultures des petites nations, qui sont bien trop souvent négligées dans nos programmes scolaires et universitaires.

Le personnel enseignant peut lui aussi tirer profit de cette approche culturelle. Ces dernières années, il y a eu de nombreuses expériences pédagogiques multinationales incluant l’Espéranto dans des établissements européens (3). On accueillerait chaleureusement la participation d’établissements d’Amérique du Nord à ce genre de recherche, et cela mettrait une touche attrayante dans les programmes scolaires.

Si l’on en juge par l’intérêt que manifestent des étudiants aussi différents que des ingénieurs et des linguistes pour un cours de linguistique donné par le linguiste qu’est le Professeur C.C. Cheng et moi-même, cours qui traite des aspects généraux de la communication internationale aussi bien que de l’Espéranto, il semblerait naturel d’introduire dans tout cours d’Espéranto quelques débats sur des sujets comme la politique en matière de langues aux Nations Unies et dans la communauté Européenne, la position de l’anglais, du français, et du russe comme langues internationales, etc.
La communication

On peut facilement établir des échanges de correspondance scolaire avec des classes étrangères à l’aide d’annonces classées dans les périodiques en Espéranto (parmi lesquels la lettre de nouvelles de l’Association Américaine des Enseignants d’Espéranto), et par l’intermédiaire d’un centre européen. Ces échanges devraient être considérablement stimulés du fait qu’ils pourront être entrepris plus tôt que de coutume, et seront ouverts sur le monde tout entier.

La jeunesse a des occasions de plus en plus nombreuses de voyager à l’étranger. Quand l’occasion s’en présente, il est fort possible que ce voyage touche des pays où l’on parle des langues qu’on n’apprend pas à l’école. Dans ce cas, un réseau de gens que l’on peut contacter est en place dans la plupart des grandes villes du monde et dans un bon nombre de plus petites localités : il est alors facile de rendre visite chez eux à des Espérantophones et de pouvoir ainsi pratiquer la langue oralement avec des étrangers. En fait, cette possibilité permet dans bien des cas un contact beaucoup plus intime qu’on ne peut en avoir en touriste ordinaire, même si l’on connaît tant soit peu la langue du pays. L’Europe et le Japon offrent nombre de congrès, de stages, même de randonnées à skis réservées à la jeunesse espérantophone. Il y a également un réseau de foyers qui accueilleront un hôte espérantophone gratuitement ou à très peu de frais.

Maintenant que les congrès scientifiques commencent à utiliser l’Espéranto comme langue de travail, nos enfants trouveront de plus en plus d’occasions d’utiliser la langue plus tard dans leur vie professionnelle dans un grand nombre de domaines :
Situation actuelle de l’enseignement de l’Espéranto

Au cours des dernières années, le nombre des établissements secondaires et supérieurs où l’on enseigne l’Espéranto en Amérique du Nord s’est accru à cause de l’intérêt croissant pour les affaires internationales. Les Facultés et Universités où l’Espéranto est matière officielle à examen comprennent l’Université d’État de San Francisco, l’Université de Californie à San Diego, l’Université Brigham Young, l’Université de Principia (Illinois), l’Université du Sud-Illinois à Edwardville, l’Université d’Illinois à Urbana-Champaign, Wilmington College (Ohio), et l’Université de Sherbrooke (Québec) [4]. Il existe un enseignement officieux de l’Espéranto dans beaucoup d’écoles communales, et un enseignement officiel a été entrepris récemment à New York et à Philadelphie.

Matériel pédagogique

Une variété assez considérable de matériels utilisables au niveau secondaire et au niveau universitaire est actuellement disponible. Les manuels récemment utilisés dans des expériences multinationales européennes sont d’un intérêt particulier. Destinés à être utilisés dans plusieurs pays différents, ils sont rédigés entièrement en Espéranto.
Le cours de l’Université d’Illinois utilise le manuel « Teach Yourself Esperanto » [5] qui présente des lacunes, parce qu’il ne contient que des lectures, mais non des dialogues, et est trop sommaire en matière de littérature et sous d’autres aspects. Cependant c’est un manuel utile, utilisable, et on le trouve partout. Il présente aussi cet avantage que d’excellentes leçons fondées sur le système d’ordinateur PLATO-R ont été rédigées par Judith Sherwood [6] pour accompagner le premier tiers du livre. Ces leçons, ainsi que d’autres matériaux informatisés sont utilisés pour le cours de linguistique, et comprennent des mots croisés, des exercices de lecture avec lexique juxtaposé.

La Ligue d’Espéranto d’Amérique du Nord (ELNA, B.P. 1129, El Cerrito, Californie 94530) [7] et l’Association Canadienne d’Espéranto [8] (LF. 518, stacio B, Montréal, QC, H3B 3K3) offrent un choix important de manuels, dictionnaires, littérature, cassettes et disques. D’un intérêt particulier pour usage scolaire est la collection « Dekkvin Komedietoj », série de quinze saynètes à jouer en classe. Quant au Service d’Enregistrement de I’UEA (Esperanto House, Bailieboro, Ontario, Canada, KOL 1BO), il dispose de plus de 500 enregistrements de conférences, réunions et congrès, émissions radio, etc. [9]

Le livre de Pierre Janton [10], bien qu’il ne soit pas un manuel, présente un excellent panorama de la structure de l’Espéranto, de sa situation et de sa culture. Il en paraîtra bientôt une traduction en anglais, qui devrait attirer l’attention des enseignants.
Si l’on désire combiner l’étude de l’Espéranto avec un débat sur le problème de la communication internationale en général, et sur le problème des langues, le livre de Mario Pei One language for the World » (Une seule langue pour le monde) peut rendre des services ; il est malheureusement probablement épuisé. Il met en valeur les avantages du choix d’une langue unique comme langue seconde dans le monde entier, expose les arguments pour et contre le choix d’une langue nationale pour jouer ce rôle, ou d’une langue construite. Dans son livre, Pei ne tranche pas, mais par la suite il a énergiquement soutenu l’Espéranto [11].
Personnel enseignant

Qui pourrait faire un cours d’Espéranto aux divers niveaux ? Le mieux serait une personne motivée enseignant déjà une langue étrangère. La simplicité de l’Espéranto est telle qu’un enseignant de ce genre apprendrait la langue très rapidement. Pour brûler les étapes, il pourrait suivre un des cours d’été intensifs de l’Université d’État de San Francisco (élémentaire, moyen, supérieur). Il y a eu récemment des stages d’entraînement spécialisés à New York. Dans de nombreuses villes se trouvent des personnes connaissant l’Espéranto, et qui pourraient aider les enseignants dans l’étude de la culture, c’est-à-dire de la littérature, de l’histoire de l’Espéranto, etc... La création de nouveaux cours d’Espéranto pose sans doute des problèmes, mais moins assurément que n’en pose l’ouverture de cours de langues qu’on se met à enseigner, comme l’arabe ou le japonais, parce que dans le cas de l’Espéranto l’on dispose de manuels convenables, et de tout le matériel pédagogique.
L’Association Américaine des Professeurs d’Espéranto publie un bulletin (newsletter) intéressant, et organise une rencontre annuelle dans le cadre du Congrès annuel de la Ligue d’Espéranto d’Amérique du Nord.

Bruce Arne SHERWOOD
Directeur-adjoint du Laboratoire de Recherches Pédagogiques par ordinateur et professeur de Physique et de Linguistique à l’Université de l’Illinois (Urbana-Champaign)

Traduit de l’anglais par J.P. BEAU

Voir aussi, en section "Vie de l’association" :
article 104
Voyage à travers les langues