L’espéranto — un joyau éducatif méconnu

Publié le lundi 9 août 2004 par admin_sat

Introduction

Toute expérience, toute connaissance impliquent une responsabilité. Celui qui connaît un moyen efficace et bon marché de faciliter la vie à ses contemporains n’a pas le droit d’en taire l’existence. Je plaiderai donc coupable. Parce que, ayant tiré profit dès mon enfance d’une expérience de grande valeur pédagogique, je l’ai considérée comme allant de soi et n’ai pas su la faire connaître aux milieux qui auraient pu l’étudier objectivement et en tenir compte dans leurs décisions. Je voudrais me décharger de cette culpabilité en indiquant dans cet article pourquoi, à mon avis, l’inscription de l’espéranto dans les programmes scolaires présenterait beaucoup plus d’avantages qu’il n’y paraît de prime abord. Nous examinerons successivement la question du point de vue 1) du développement de l’intellect, 2) du développement affectif et 3) de l’utilité pratique.

Développement de l’intellect

L’intérêt que revêt pour le développement de l’esprit l’apprentissage d’une deuxième langue n’est contesté par personne. Mais je me demande si l’on aborde actuellement le problème par le bon bout., Toute bonne pédagogie suppose en effet que l’on série les difficultés. Comment le faire dans le cas des langues, dont chacune se présente comme un tout où le plus courant est en général le plus difficile ?

Une phrase maintes fois entendue dans mon adolescence résonne encore à mes oreilles : « On dirait que tu sais déjà. » Eh oui, pour mes camarades, quand nous apprenions le latin ou l’allemand et même le français « je savais déjà ». Pourtant, je n’avais rien appris de plus qu’eux en allemand, en latin ou en ce qui concerne les subtilités de ma langue maternelle. La vérité, c’est que l’espéranto, que j’avais appris par jeu, en m’amusant, m’avait donné la connaissance d’une « grammaire pure » et des habitudes lexicologiques qui représentaient pour moi un atout considérable par rapport à mes camarades. Pour eux, la langue nouvelle était heurtée de front ; pour moi, les difficultés avaient été sériées. Ne recommande-t-on pas aux personnes sédentaires, avant de faire du ski, de se préparer par une gymnastique appropriée ? J’avais eu ma gymnastique, facile, agréable parce qu’à ma portée, et c’est bien préparé que j’abordais l’étude des langues dites sérieuses.

Mon expérience est loin d’être unique. Une école anglaise a procédé à l’essai de façon tout à fait scientifique. Une classe (le groupe témoin) a fait deux ans de français pendant que dans une autre classe de sujets équivalents (le groupe expérimental), l’enseignement du français était remplacé pendant la première année par l’enseignement de l’espéranto. Les tests de français effectués au bout des deux années ont montré que les élèves du groupe expérimental étaient au même niveau que ceux du groupe témoin. Non seulement ils n’avaient rien perdu, mais l’étude avait été pour eux beaucoup plus agréable parce qu’ils avaient commencé par apprendre une langue qu’ils pouvaient immédiatement pratiquer.

Apprendre le vocabulaire de l’espéranto est le type même du jeu éducatif. Comme dans le célèbre test d’intelligence des Progressive Matrices, il s’agit, en suivant deux axes, d’aboutir à une intersection qui est le mot recherché. Sachant premier axe que le nom se termine par -o, le verbe à l’infinitif par -i, l’adjectif par -a et l’adverbe par -e, et deuxième axe que fini veut dire finir, l’élève apprend à « inventer » les mots fino, ’fin’, fina ’final’ et fine ’finalement’. La référence au français, beaucoup moins cohérent une série comme « fin, finir, final... », où la racine demeure constante dans les diverses catégories grammaticales, est exceptionnelle dans notre langue , l’oblige à découvrir les rapports sémantiques entre les mots. Si helpi signifie ’aider’, que veut dire helpa ? Et l’élève s’aperçoit, parfois avec stupéfaction, que l’adjectif français correspondant est ’auxiliaire’.

En français, et dans la plupart des langues nationales, les séries sont rarement complètes et il est impossible d’accéder, sur le plan linguistique, à cette exploration de tous les cas possibles qui est, pour Piaget, le signe du passage au stade le plus avancé de l’intelligence, celui des opérations formelles. Dans le cas de l’espéranto, toute étude de texte amène l’enfant à procéder à cette analyse linguistique des possibles, mais en se concentrant uniquement sur le problème des rapports sémantiques, puisque l’orthographe, la prononciation, la grammaire et, souvent, le sens des racines ne posent aucun problème.

L’introduction des affixes, dont le sens, plus large qu’aucun mot français, est pourtant bien défini, permettra à l’enfant de former une infinité de mots. Le suffixe -ema indique le trait de caractère, la tendance, le mouvement spontané : helpema signifie ’serviable’, ordema ’rangé’, ’ordonné’, donema ’généreux’. Quand l’enfant rencontrera le mot kantema, qui désigne celui qui est, par rapport au chant (kanto), ce qu’une personne rieuse (ridema) est par rapport au rire (rido), comment le traduira-t-il ? De même. à côté de samlandano ’compatriote’ (formé à partir de sam- ’même’ et land- ’pays’), samreligiano ’coreligionnaire’, comment exprimer en français les notions de samrasano (raso ’race’), samvalano (valo ’vallée’), samideano (ideo ’idée’)  ? L’assimilation généralisatrice n’étant inhibée par aucune anomalie linguistique, l’enfant arrive très vite à sentir et à saisir le sens des mots ainsi formés. Mais leur traduction sera chaque fois un défi qu’il ne pourra relever qu’en exploitant toutes les ressources de sa langue maternelle. Ainsi la version devient-elle un exercice, non plus de deuxième langue, mais d’expression française.

Le maniement du lexique de l’espéranto habitue l’enfant à coordonner ces deux pôles apparemment opposés que sont la liberté et la rigueur : liberté, puisqu’il peut former tous les mots qu’il veut ; rigueur, puisqu’il ne sera compris que s’il respecte les règles de dérivation et le sens précis des racines. C’est ainsi que pour traduire ’condisciple’, il pourra imaginer toutes sortes de solutions : kunlernanto (kun ’avec’, lern-’apprendre’), samklasano, samlernejano (lernejo ’école’), kunlernejano, kunstudanto, studokunulo (kunulo ’qui est ou agit avec’, ’compagnon’) ou quelque autre synonyme correctement formé, mais on ne pourra admettre kondisciplo, solution paresseuse introduisant un néologisme inutile, ni kundischiplo, qui signifie ’co-disciple’, ’disciple d’un même maître à penser’.

Cette coordination de la liberté et de la rigueur se retrouve au niveau de la grammaire. Par rapport à la plupart des autres langues, c’est la grande liberté : ’je vous aide’ peut se traduire aussi bien par mi helpas vin (structure anglaise) ou mi vin helpas (structure française) que par mi helpas al vi (structure allemande) ou mi al vi helpas (structure russe) ; mais ce n’est pas l’anarchie : dire mi vi helpas ou mi helpas vi revient à ne pas se faire comprendre dans une langue où l’ordre des mots, comme en latin ou dans les langues slaves, n’indique pas les rapports grammaticaux. L’espéranto est fondé sur le principe du "nécessaire et suffisant" : pour que le message passe, il suffit, dans cet exemple, que le concept d’aide soit exprimé sous forme de verbe au présent et que le sujet soit distingué de l’objet, mais il est nécessaire, sous peine de ne pas savoir qui aide qui, que cette distinction soit faite ; peu importe qu’elle soit marquée par une désinence ou une préposition. En fait, l’intérêt psychologique de cet apprentissage dépasse de loin le simple niveau intellectuel. Il n’est pas mauvais de découvrir sur un terrain affectivement neutre que l’alternative rigueur/liberté représente peut-être un problème mal posé.

Développement affectif

Nous en arrivons ainsi à l’affectivité. Apprendre l’espéranto est une grande aventure qui apporte à un enfant de profondes satisfactions. Tous les enfants aiment les codes, les alphabets secrets, les langues mystérieuses. Les langues nationales (et c’est aussi vrai du latin) ne peuvent répondre à ce désir de jeu symbolique parce que le temps nécessaire pour pouvoir les utiliser avec aisance est beaucoup trop long. En revanche, dans une langue où tout effort est immédiatement rentable, l’enfant progresse à une vitesse surprenante et au bout de quinze leçons il peut déjà avoir de véritables conversations. C’est extrêmement encourageant. Tout apprentissage où les progrès sont perceptibles donne une impression d’accomplissement dont la valeur ne saurait être surestimée.

La cohérence a, elle aussi, quelque chose d’extrêmement satisfaisant. Certains élèves la découvrent avec l’algèbre, mais elle est trop abstraite pour la majorité. L’espéranto donne à l’enfant un sentiment de cohérence dans un domaine concret qui n’exclut pas la drôlerie (l’élève remarque très vite que les possibilités lexicales de l’espéranto se prêtent merveilleusement à l’humour).

Affectivement satisfaisant, l’espéranto l’est aussi de par la nature des difficultés qu’il présente. Celles-ci existent bel et bien, mais il n’y a problème au niveau du signifiant que s’il y a problème au niveau du signifié. Ces difficultés n’ont rien de commun avec les complications purement formelles dont les hasards de l’histoire ont encombré les langues nationales.

Le genre, en allemand, offre un exemple de pareille complication. Aux variations de genre ne correspondent presque jamais de variations dans la réalité. Shakespeare n’a-t-il pas écrit des chefs-d’úuvre immortels dans une langue où ce problème est totalement inconnu ? Autre exemple : l’orthographe du français, ou une même dérivation latine (ad + g) aboutit à des formes divergentes dans des mots tels que agression et aggraver (comp. anglais : aggression, aggravate ; espagnol : agresión, agravar). Les difficultés formelles surchargent la mémoire sans contrepartie au niveau conceptuel. Ce n’est pas par paresse que l’enfant préfère l’espéranto aux langues nationales, c’est par un refus bien naturel de l’arbitraire, parce que son bon sens lui suggère que la langue est faite pour l’homme et non l’homme pour la langue.

Si une phrase comme "j’ai cru cet homme sincère" pose un problème de traduction, c’est qu’elle est ambiguë. Elle se traduira par mi kredis tiun viron sincera si elle signifie "cet homme, je l’ai cru sincère", mais par mi kredis tiun viron sinceran (ou tiun sinceran viron) si elle signifie "j’ai cru cet homme [j’ai ajouté foi à ce que disait cet homme], qui est un homme sincère" . De même la phrase "je vous aime plus que lui" sera rendue par mi amas vin pli ol li si l’on veut dire "je vous aime plus qu’il ne vous aime", mais par mi amas vin pli ol lin si l’on veut dire "je vous aime plus que je ne l’aime". Prenons encore un exemple : à partir de li ’il’, ’lui’ et de si ’soi’, on forme régulièrement les adjectifs possessifs lia ’son’, ’à lui’ et sia ’son’, ’à soi’, qui correspondent respectivement au latin ejus et suus. L’expérience montre que pour les Occidentaux le maniement de ces adjectifs est malaisé. S’y exercer dans une langue, par ailleurs facile, où la référence au pronom-racine est transparente, constitue une préparation très utile pour ceux qui se mettront plus tard au russe ou au latin.

Pour l’affectivité de l’enfant, les difficultés formelles sont autant de brimades arbitraires. Leur absence confère une valeur particulière à l’espéranto, qui donne à l’élève l’occasion d’accepter avec joie et créativité l’apprentissage d’une grammaire universelle et d’un noyau de vocabulaire étranger qui lui facilitera largement l’étude ultérieure d’autres langues.
Mais ce plaisir au travail n’est pas le seul apport de l’espéranto à l’affectivité de l’enfant. Tout un jeu de préfixes et de suffixes permet de situer les notions le long d’une gamme qui va du concept initial à la notion opposée en passant par la simple négation, un peu comme en français on pourrait voir une gamme dans la série : brûlant, chaud, tiède, ni chaud ni froid, frais, froid, glacé. Cette possibilité permet à l’enseignant d’apprendre aux enfants, dont l’affectivité est en grande partie régie par la loi du « tout ou rien », que les sentiments et les jugements de valeur sont susceptibles de nuances à l’infini. Que d’états intermédiaires entre le courage et la lâcheté, l’amitié et l’inimitié, l’espoir et le désespoir ! L’espéranto permet de les exprimer sans alourdir le vocabulaire, et l’apprentissage du lexique, par le jeu de ces « gammes linguistiques », favorise la différenciation fine des sentiments. On sait depuis la psychanalyse l’importance que revêt pour chacun la verbalisation nuancée de ses affects. Fournir à l’enfant un outil linguistique bien adapté à cette nécessité, c’est apporter une contribution modeste, mais réelle, à l’hygiène mentale.

Tous ces éléments ne sont pas négligeables ; mais le véritable apport de l’espéranto sur le plan affectif tient à l’extraordinaire épanouissement de la sensibilité qui accompagne la découverte concrète et directe du monde où nous vivons. Chez l’enfant qui apprend l’espéranto, celle-ci se fait généralement par deux voies : d’une part, la correspondance avec des enfants de toutes sortes de pays sans le moindre problème de communication ; d’autre part, la découverte des productions littéraires des peuples les plus divers. Les voyages se développant, une troisième voie devient de plus en plus fréquente : le contact direct avec des espérantophones étrangers.

J’ai appris l’espéranto pendant la guerre et je me souviens de la frustration que j’éprouvais en feuilletant le volume relié d’une revue de jeunes, La Juna Vivo, qui avait cessé de paraître du fait des circonstances, et dont ces anciens numéros contenaient des listes de garçons de mon âge japonais, estoniens, brésiliens, islandais... qui désiraient correspondre avec des enfants d’autres pays. Dès que les revues internationales en espéranto ont refait surface, j’ai eu plusieurs correspondants dans le monde entier, et je garde un souvenir particulièrement ému d’un jeune Chinois, mort d’une balle perdue lorsque l’avance communiste a atteint Chengdu, où il résidait, et avec qui j’ai correspondu de 1945 à 1948. Cet échange m’a marqué pour la vie.

Sur le plan culturel, c’est surtout au moment de l’adolescence que l’espéranto peut devenir un ami inestimable. La réalité est, ici, souvent mal comprise. On entend dire qu’il serait dommage de faire travailler les jeunes sur une langue dite « sans âme » parce que n’ayant pas derrière elle un riche passé culturel. Ce concept d’« âme » est bien difficile à cerner dans le cas d’une langue, et pourtant chacun sent intuitivement qu’il recouvre une réalité. C’est pourquoi je serais tout disposé à accepter cette objection si l’espéranto était une langue sans âme. Mais tous ceux qui en ont une expérience vécue savent qu’il n’en est rien. Des milliers de projets de langue internationale ont vu le jour. Seul l’espéranto est devenu une langue vivante, ayant un style, un caractère, une atmosphère qui lui sont propres. D’où cela vient-il ? Du fait que c’est au départ l’expression de la créativité d’un enfant et non une construction rationnelle d’un homme mûr ? Du premier milieu de diffusion de la langue : ces citadins de condition modeste mais à l’esprit très ouvert, animés d’un idéalisme passionné, qui ont marqué de leurs espérances un peu utopiques les dernières décennies du tsarisme en Russie, en Pologne et dans les pays baltes ? Des persécutions, qui, du tsar aux autorités portugaises en passant par Hitler et Staline, ont joué un grand rôle dans l’histoire de la langue internationale ? Du fait qu’il s’agit moins d’une création de toutes pièces que de l’organisation d’un trésor linguistique partagé par tous les peuples indo-européens (les mots sont passés en espéranto avec tous les harmoniques dont des siècles d’usage les avaient entourés : kanajlo a conservé toute la fraîcheur française que le mot « canaille » avait au XVe siècle, hejme garde en espéranto la même tonalité de « chaleur du home » que ses équivalents germaniques, klopodi exprime toujours ce même effort tenace vers un but peu accessible que chez les peuples slaves où le mot a été emprunté) ?

Quoi qu’il en soit, le fait est que l’espéranto a une âme, et qu’il se montre moins hétérogène que l’anglais, né comme lui d’un mariage improbable et comme lui largement débarrassé des formes grammaticales aberrantes des idiomes parents. Longtemps méconnu par la linguistique, rejeté par la majorité des intellectuels, il a été l’enfant choyé de quatre générations d’artisans et de poètes qui ont su transmettre une étonnante vitalité à ce qui aurait pu n’être qu’un ensemble hétéroclite de signes conventionnels.

En raison de sa limpidité grammaticale, de la liberté qui préside à la formation du lexique, de la souplesse d’une phrase où, comme en russe et en latin, l’ordre des mots est généralement affaire de style et non de grammaire, il se révèle être un excellent interprète, capable de jouer tous les rôles en se pliant au moindre caprice des personnages à incarner. Langue modeste, transparente, elle laisse passer plus qu’aucune autre la totalité des valeurs d’un original littéraire.

L’exemple suivant donnera peut-être une faible idée de ses possibilités. Les propriétés de la langue chinoise ont permis à Confucius de ramasser en quatre mots une injonction faite aux pères et aux enfants d’accepter leurs rôles respectifs dans la famille. Les quatre mots chinois peuvent être traduits par les quatre mots espérantos correspondants de façon parfaitement claire et naturelle : patro patru, filu fil’  [1], Aucune autre langue, à ma connaissance, ne peut donner une traduction à la fois aussi correcte quant au sens et aussi fidèle quant à la forme. Le français « que les pères se conduisent comme des pères et les fils comme des fils » perd tout l’impact de la concision chinoise et restreint indûment le sens (on pourrait dire : « assument leur rôle de père », mais les deux expressions ne sont pas absolument équivalentes. La phrase chinoise, comme la version espéranto, intègre les deux idées en une formule plus large). L’anglais est considéré comme une langue particulièrement adaptée aux formules concises qui font choc. Pourtant, la seule traduction à peu près correcte qu’on ait pu me donner de la formule en question est beaucoup plus lourde que l’original : Let the fathers be fathers and the sons sons. Je précise que j’ai demandé à une dizaine d’espérantistes de pays et de milieux sociaux différents de m’expliquer comment ils comprenaient la phrase en espéranto : leurs réponses détaillées montrent sans doute possible qu’ils la comprennent tous de la même façon et qu’ils lui donnent exactement le sens de l’original chinois.

On sait que la poésie anglaise est spécialement rebelle à la traduction, à cause de la brièveté des mots et de la force du rythme. Lisez pourtant les poèmes de Wyatt, de Shakespeare, de Gray, de Blake dans l’Angla Antologio (compilée, il est vrai, par des traducteurs du pays même, sensibles à des subtilités qu’un étranger ne sentirait pas ; ce n’est pas le moindre avantage des traductions littéraires en espéranto que d’être établies par des compatriotes de l’auteur) et vous verrez que la musique des sons et des rythmes est respectée dans des traductions où pas une nuance ne se perd. Et dans quelle autre langue que l’espéranto a-t-on traduit les jeux de mots d’Omar Khayyam par des jeux de mots équivalents sans trahir ni le rythme ni le sens de l’original persan ?

Pour aborder des textes littéraires en espéranto, un enfant n’a pas besoin de plus de six mois d’étude. Cela paraît incroyable parce qu’il est difficile à un Occidental d’imaginer une langue dépourvue de complication formelle, au lexique totalement fondé sur le principe de la dérivation. (En espéranto, apprendre les mots jeunesse, rajeunir, rajeunissement, vieux, vieillesse, vieillir, vieillissement, juvénile, sénile, sénilité.., ne consiste pas à mémoriser un vocabulaire nouveau. Il suffit d’apprendre la racine jun-’jeune’ et d’y appliquer des règles précises, comme dans la conjugaison d’un verbe régulier. L’allégement que cela implique pour la mémoire est peut-être impossible à concevoir pour qui n’en a pas fait l’expérience. Essayons de le faire sentir par quelques exemples.

L’élève n’a pas à apprendre des mots tels que boulanger, boulangerie ; décoloration, bicolore, monochrome ; meute, chiot, chenil, cynéphale ; couteau, tranche, taille, dépecer ; résidence, domicile, population, peupler, habitable, emménager, déménager, inhabité, aborigène, surpeuplé... Pour savoir l’équivalent espéranto de chacun de ces mots il suffit de connaître les racines correspondant à ’pain’, ’couleur’, ’chien’, ’couper’ et ’loger’. En fait, ces cinq racines permettent de former, par seule dérivation, 75 mots courants environ.

Des textes de toutes les époques et de toutes les cultures ont été publiés en espéranto dans d’excellentes traductions. Ce serait un jeu d’enfant de réunir les meilleurs en une ou deux anthologies où Dante voisinerait avec Lu-Xin, Tolstoï avec Sophocle, Madách avec Mickiewicz et Goethe avec Martin Fierro ou Ono-na-Kamachi. Que de noms inconnus du collégien d’aujourd’hui, enfermé dans une seule culture, avec à la rigueur quelques aperçus sur deux ou trois grandes littératures étrangères, comme si les petits pays ou les peuples lointains n’avaient pas eux aussi produit des úuvres de grande valeur ! Tous ces trésors sont à portée de main des enfants de nos écoles, il leur suffit de six mois pour y avoir accès. N’est-ce pas un crime, dans ces conditions, que de laisser cette porte fermée ?

Utilité pratique

On dira que les programmes sont surchargés et que l’espéranto ne présente aucun intérêt pratique. Pour ce qui est de la surcharge des programmes, la question est mal posée : l’apprentissage de l’espéranto fait gagner beaucoup de temps à l’étude du français et des autres langues, mortes ou vivantes. C’est une fondation solide pour la construction ultérieure. Et l’expérience d’un premier apprentissage linguistique agréable est pour l’enfant un encouragement très réel à s’attaquer à d’autres langues. En outre, l’acquisition du vocabulaire anatomique, zoologique et botanique lui sera largement facilitée, la plupart des racines correspondantes étant, en espéranto, tirées du latin.

Ce n’est pas tout. Lorsqu’à 40 ans je me suis retrouvé sur les bancs de l’université pour étudier les mathématiques modernes et la logique formelle, j’ai constaté avec surprise que bien des difficultés que connaissaient mes camarades de 20 ans m’étaient épargnées grâce à la connaissance de l’espéranto. Je suis en effet habitué depuis l’enfance à différencier les notions de contraire et de contradictoire, qui sont incorporées de façon visuelle et phonétique dans la structure de cette langue (elles correspondent à des préfixes différents). De même, les difficultés que soulève le maniement de la négation en logique n’existent pas pour qui possède la langue internationale. La phrase « Tout ce qui brille n’est pas or » est une pierre d’achoppement pour les étudiants qui doivent l’exprimer avec les symboles de la logique mathématique moderne. Si on la transpose en espéranto on s’aperçoit qu’une traduction mot à mot serait incorrecte : chio kio brilas ne estas oro signifie « tout ce qui brille est fait d’une autre substance que de l’or », « il n’y a rien de brillant qui soit de l’or ». La traduction exacte est ne chiio kio brilas estas oro ou ne chio brila estas oro, littéralement « pas tout ce qui brille est or ». L’habitude de la cohérence qu’exige la pratique de l’espéranto est un auxiliaire précieux pour le maniement de l’outil logico-mathématique.
Quant à l’intérêt pratique au sens strict, si je repense à mes années de collège, je constate que l’espéranto m’a été infiniment plus utile dans ma vie d’adulte que, par exemple, le latin ou la géométrie. Certes, l’espéranto n’a aucun statut officiel, ce n’est pas la langue des affaires ou celle de la diplomatie, mais c’est une langue qui est parlée dans le monde entier par des gens ordinaires. Aussi est-ce au premier chef la langue des contacts humains. Parmi les nombreux touristes japonais qui visitent la Suisse, les seuls qui aient des contacts réels avec les familles de chez nous sont les espérantistes.

Si vous voulez faire le tour du monde, prenez donc la peine, avant de partir, de feuilleter l’annuaire de l’Association universelle d’espéranto. Vous y trouverez les noms des représentants locaux de l’association. Ayant appris la langue internationale, vous pourrez prendre contact avec un habitant de l’endroit à chacune de vos étapes ; c’est ainsi que vous rencontrerez par exemple (je cite d’après l’annuaire de 2001) : à Port-au-Prince (Haïti), Mlle Christine Théano ; à Ulan-Bator (Mongolie), M. Ganbaatar Deshigsuren ; à Plovdiv (Bulgarie), Mme Fani Mihajlova, physicienne ; à Erevan (Arménie), Mme Karine Arakejian, ingénieur ; à Necochea (Argentine), M. Juan Angel Diez, pharmacien ; à Adélaïde (Australie), M. Robert Felby, retraité ; à Douala (Cameroun) M. Mboge Mbele, représentant de commerce ; à Bagdad (Irak), M. Himyar M. Al-Rashid, traducteur ; à Bangalore (Inde) M. S.S. Pradhan, chef de train ; à San Francisco (Etats-Unis), M. Charles E. Galvin Jr, informaticien... Ce ne sont pas tous les espérantistes qui figurent dans cet annuaire, mais seulement les représentants locaux de l’association, ceux qui assument la responsabilité des contacts avec les étrangers. Leur liste, qui va de l’Albanie au Zimbabwe, couvre 183 pages dans l’annuaire de 2001. Combien de voyageurs non-espérantistes peuvent ainsi se mettre en rapport direct avec un habitant du pays sans problème de communication ? L’espéranto, sans intérêt pratique ? Allons donc !

Conclusion

Faut-il conclure ? Les faits parlent d’eux-mêmes. Il suffit de les regarder sans idée préconçue pour savoir dans quel sens doit se diriger une action éducative réaliste. Méfions-nous d’une première réaction irrationnelle. Nombreux sont ceux qui craignent que l’espéranto n’enlève quelque chose à la richesse culturelle du monde, alors qu’il ne fait que la mettre à la portée de tous. Quand la photographie a été découverte, on a cru qu’elle tuerait la peinture et le dessin, et le commerce du disque a connu un moment de panique lorsque les premiers enregistreurs magnétiques ont fait leur apparition. Le même réflexe de peur, aussi injustifié, n’est-il pas à l’oeuvre ici ?
La contribution que l’espéranto peut apporter au développement intellectuel, affectif et culturel de l’enfant mérite un examen réfléchi. Les préjugés auraient rendu cette étude impossible il y a quelques années encore, mais l’évolution des mentalités à laquelle nous assistons actuellement est des plus encourageantes. Le grand succès de l’espéranto sur Internet (voir par exemple www.esperanto-panorama.net ; nombreux groupes de discussion en espéranto : http://www.abonu.com), la parution d’ouvrages présentant une information fiable René Centassi et Henri Masson L’homme qui a défié Babel (2e éd. L’Harmattan, 2002), Georges Kersaudy Langues sans frontière (Autrement, 2002), Claude Piron Le défi des langues Du gâchis au bon sens (L’Harmattan, 2e éd. 1998), à côté du Que Sais-Je ? n° 1511, Pierre Janton, L’espéranto l’importante documentation accessible sur la Toile, par exemple à http://www.esperanto-sat.info ou http://www.geocities.com/c_piron ou, pour la littérature http://donh.best.vwh.net/Esperanto/..., sont certainement le signe d’une attitude plus ouverte de la part du grand public.

Le pays qui inscrira l’espéranto dans ses programmes scolaires sera à la pointe du progrès pédagogique. C’est une décision qui exige du courage : la solution de facilité consiste à se fermer les yeux sur les rapports réels entre les efforts demandés aux élèves et le bénéfice qu’ils en retireront une fois leur scolarité terminée. Mais c’est aussi une décision qui n’implique aucun jugement sur la valeur extrascolaire de la langue internationale. Commencer par la flûte douce la pratique de la musique ne signifie pas qu’on juge cet instrument supérieur au violon ou au piano. C’est tout simplement tenir compte d’une réalité pédagogique. L’espéranto ne mérite-t-il pas dans le programme général la même place que la flûte douce dans l’enseignement de la musique ? Il vaut la peine de se le demander. Puisse le présent témoignage stimuler la réflexion et la recherche d’une information objective !