Le football, c’est de l’espéranto !

Publié le lundi 17 juillet 2006

Connu bien au-delà de la Suisse pour sa compétence en matière d’enseignement et d’économie, François Grin est professeur d’économie à l’École de traduction et d’interprétation (ETI) de l’Université de Genève et Directeur-adjoint du Service de la recherche en éducation (SRED) du Département genevois de l’instruction publique. C’est sur demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école qu’il a publié, en octobre 2005, un rapport intitulé "L’enseignement des langues étrangères comme politique publique". Il y fait état, par rapport à la proposition de l’espéranto, de "réactions passionnelles" et de rejet "sans aucun argument", "sur la base d’arguments d’une assez étonnante ignorance".

Un rapport similaire serait souhaitable sur le monde des médias et les conséquences de la désinformation. L’examen d’un cas, parmi beaucoup d’autres, montre ci-après combien, avec la propagation rapide de techniques de communication particulièrement efficaces, le sens critique doit être éveillé en permanence.

On va s’gêner, 26 juin 2006

Voici un exemple qui touche le milieu du divertissement radiophonique. Ça se passe le 26 juillet 2006 sur "Europe 1". Dans l’émission humoristique "On va s’gêner", l’équipe de Laurent Ruquier se compose ce jour de Pierre Bénichou, Paul Wermus, Arnaud Crampon, Stéphanie Bataille et Thomas Hervé.

Laurent Ruquier parle d’un article publié le même jour dans le quotidien gratuit "20 minutes" sous le titre "Le football, c’est de l’espéranto". Il commente des propos tenus par le cinéaste Jean-Pierre Mocky : "Le foot c’est comme l’espéranto, le foot c’est de l’espéranto." (REMARQUE : La citation de Jean-Pierre Mocky reproduite dans "20 minutes" est en fait : "C’est comme une espèce d’espéranto"). "Et c’est vrai, il y a peu de sujets dont on est capable de parler tous ensemble quels que soient les niveaux sociaux, les niveaux de culture, les niveaux...". Le commentaire de Laurent Ruquier est alors interrompu par Pierre Bénichou, qui, dans le programme de l’émission, est présenté comme "journaliste" (cette mention disparaîtra après la publication de l’article "Polémique médiatique autour de l’espéranto" sur AgoraVox).

Sur le ton de l’homme qui sait tout, Bénichou se lance dans une superbe démonstration d’ignorance : "Espérons que ça marchera mieux que l’espéranto qui est une des plus belles inventions du monde, un des plus grands ratages de tous les temps. Personne n’a jamais parlé l’espéranto !". Bénichou est interrompu par un participant non-identifié de l’équipe de ce jour qui n’a certainement jamais lu "L’espéranto au présent", et qui étale lui aussi son ignorance : "Personne ne le comprend même !(sic !). Bénichou reprend, sur le même ton péremptoire : "Je dis aux jeunes gens : l’espéranto était une langue qui avait été inventée dans les années 30-40 (sic), au moment où la guerre menaçait, pour justement... pour faire un lien entre les peuples, et dire qu’il n’y avait plus de nationalisme, y’avait plus qu’une langue que tout le monde parlerait. C’est une langue qui a ses... qui a été inventée, qui a ses normes, ses règles, sa grammaire et que personne au monde ne parle ! Et maintenant, par un glissement sémantique absolument paradoxal, on dit ’C’est comme l’espéranto ! ’ ".

Les derniers mots sont accompagnés par un rire rauque d’ivrogne satisfait d’un mot d’esprit qu’il est le seul à croire spirituel. Il ajoute en continuant à rire : "Alors l’espéranto c’est une merde ! C’est tout ce que j’ai à dire. C’est comme ça..." (fin incompréhensible et confuse en raison de plusieurs interventions simultanées). Un des intervenants parle d’une pluie de méls à venir. Il y a aussi une allusion au fait qu’il existe encore "quelques espérantistes irréductibles"....

On va s’gêner, 29 juin 2006

La même émission de Laurent Ruquier se compose du même "journaliste" Pierre Bénichou, de Philippe Geluck, Mustapha, Mamane, Booder, Tania de Montaigne. En passant d’un sujet à un autre, Laurent Ruquier dit quelques mots,

"Bénichou, fermigu vian bushegon !" dans un espéranto affreusement prononcé à la française, à peu près, d’ailleurs, comme il prononce l’anglais. Mais il est probable que l’auditrice qui lui a envoyé ce message ne lui a pas indiqué la phonétique qui, contrairement à l’anglais ne pose pas de problème puisque toute lettre se prononce et de façon invariable.

Tania : "Plaît-il ? Pardon ?".

Ruquier : " ’Bénichou, fermigu vian bushegon !’. C’est Irène, qui est espérantiste, et comme Pierre Bénichou a attaqué l’espéranto l’autre jour dans cette émission, ça veut dire ’Bénichou, ferme ta gueule !’ en espéranto et on a eu beaucoup de méls de gens qui se sont plaints que vous vous soyez moqué de l’espéranto."

Il est alors interrompu par Bénichou, que l’on pourrait imaginer la main sur le coeur : "Mais je ne me suis pas moqué de l’espéranto. Je répète ce que j’ai dit : c’est une des meilleures idées du monde, une idée formidable, généreuse, fraternelle, de fraternité et de... mais qui n’a pas marché du tout, du tout, du tout, du tout !", ceci rien que quatre fois, en martelant avec lourdeur et insistance, comme pour effacer l’impression positive que pouvait donner la première partie de sa réponse !

Laurent Ruquier poursuit : "Bernadette, par exemple, écrit : ’Mon mari, mes enfants et moi-même sommes très déçus des propos de M. Bénichou. Ils sont insultants pour les millions de personnes qui parlent l’espéranto dans le monde dans un esprit de fraternité. Quelle honte d’entendre ces âneries au sujet d’une langue qu’il ne connaît sûrement pas. Soyez assuré que désormais nous éteindrons notre récepteur dès qu’il apparaîtra à l’écran. En attendant, nous entendons bien réparation pour ces propos.’ "

C’est alors Philippe Geluck, le dessinateur talentueux du "Chat", habituellement plus fin et pertinent, qui enchaîne confusément : "C’est un peu idiot parce que s’ils coupent le téléviseur quand il apparaît à l’écran, après, comment ils savent qu’il n’est plus là, pour le rallumer. Hein ?". Et, tout content de lui, il ajoute : "Ça prouve qu’ils sont pas si malins que ça, les espérantistes !", oubliant que quand les auditeurs ou téléspectateurs, irrités par des imbécillités, éteignent leur récepteur radio ou TV, ils se trouvent une autre occupation et ne le rallument pas, ou alors ils partent à la recherche d’une autre station où ils ne seront pas considérés comme débiles.

Si Bénichou, encore présenté à cette date comme "journaliste" dans le programme des émissions de Laurent Ruquier, est honnête, s’il n’est pas hypocrite, s’il n’est pas "l’étouffeur" décrit par Sophie Coignard dans "L’omertà française", il a toujours la possibilité de reconnaître qu’il a été excessif, de confirmer ce qu’il a dit de positif et de s’abstenir de commentaires qui ne reflètent en rien la réalité, d’inviter le public, et les jeunes en particulier, à s’informer et à se documenter, à faire preuve d’esprit critique, à ne se fier qu’à leurs propres capacités de discernement entre le vrai et le faux. Mais il faut savoir que Pierre Bénichou a occupé des hautes fonctions chez l’hebdomadaire "Le Nouvel Observateur" : rédacteur en chef adjoint (1968-1978), rédacteur en chef (1978-1985), directeur adjoint de la rédaction (1985-1996) et directeur délégué (depuis 1996). Il semble qu’il soit encore conseiller de la rédaction. Le Nouvel Obs est l’une des publications qui ont le plus mal informé leurs lecteurs sur les problèmes de communication linguistique et qui les ont le mieux désinformés sur l’alternative offerte par l’espéranto. Peut-on considérer comme honnête et sincère une personne qui parle d’une idée "formidable" en la présentant aussitôt après comme une "merde" ? Ou qui affirme qu’elle est "magnifique" en insistant de façon pesante, en martelant quatre fois qu’elle n’a pas marché "du tout", ce qui a un effet négatif certain, et pas seulement chez un public ignare et borné ? La jeunesse trouvera plus tard non seulement la facture des erreurs des générations précédentes, mais aussi celle qui résultera de ses propres erreurs. L’addition risque d’être particulièrement salée.

De telles dérives démontrent surtout que les émissions plus rigolardes qu’humoristiques, qui visent à tout prix à faire rire le public, dérivent souvent vers la bêtise et la médiocrité et s’éloignent de l’humour. On sait qu’en général le niveau humoristique, et culturel aussi, dans de telles émissions, vole parfois très bas, jusqu’à plonger dans la boue. Avec Bénichou, il s’est arrêté au niveau d’une cuvette de toilettes à la turque. Il ne reste donc plus qu’à tirer la chasse d’eau.

Malgré la tentative de Laurent Ruquier d’arrêter la dérive, l’émission se maintient à un niveau pitoyable :

"Pierre, faites vos excuses aux espérantistes !"

Bénichou : "Je n’ai pas attaqué les espérantistes, j’ai dit au contraire que c’était — je sais que je ne mâche pas mes mots quand je ne suis pas d’accord avec une idée ou un truc — je dis que c’était la meilleure idée du monde (sic !), j’ai dit hélas pour eux (re-sic !), hélas pour l’humanité (re-re-sic !), ça n’a pas marché."

Visiblement pas ému, Philippe Geluck lui coupe la parole et brise ce bel élan, si bien que la discussion évolue vers quelque chose qui s’approche plus du niveau mental de Rantanplan que de celui du Chat (un peu supérieur) ou de l’adresse légendaire de Lucky Lucke :

"Mais, quand vous dîtes ’ça n’a pas marché’, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Moi j’entends souvent au restaurant, je dois calmer les gens qui parlent espéranto autour de moi tellement ils font du bruit, tellement ils sont nombreux.

Bénichou, qui a déjà oublié ses paroles élogieuses sur la magnificence de l’espéranto, poursuit sur le même ton, en riant :

"Moi, quand on me demande un article, je dis ’en français ou espéranto ?’ "

Grands éclats de rire de toute l’équipe, comme s’il y avait de quoi rire : c’est un journaliste allemand, un vrai, Stefan Maul, directeur de la section politique de l’"Augsburger Allgemeine", qui a eu l’audace de fonder le premier magazine international en espéranto : "Monato" (le mois). Lancé en 1980, Monato a aujourd’hui une centaine de correspondants et collaborateurs réguliers dans 45 pays et des lecteurs dans 65. Mais le "journaliste" Bénichou aurait été bien incapable d’en informer l’équipe Ruquier.

Geluck : "Et au restaurant, les touristes demandent : ’Vous n’auriez pas une carte en espéranto ? Merde quoi ! Tous les jours..." (suite confuse).

Là aussi, des exemples de menus en espéranto existent entre autres à New York au restaurant Esperanto Autre site pour le même (Un autre sous un aspect plus sympathique)

Faut-il que l’exemple soit trouvé à New York quand une telle plaisanterie est lancée à... Paris ?

Au pays de Geluck, en Belgique, le restaurant "La Maro" (La Mer), Kerkstraat 13 à Ostende, a aussi des menus en espéranto.

Il existe des restaurants qui portent ce nom mais qui, semble-t-il, n’ont pas de menu dans cette langue :

Palermo Hollywood,

New York, 114 MacDougal Street, NY 10012 : Esperanto Cafe

Liverpool, 56 South Road Waterloo, Liverpool North : Esperanto Cafe Bar

Sydney (AU) City Tattersalls Club, 198-204 Pitt St : Esperanto Fine Dining

Québec, 55 côte du passage Lévis : Café Jeunesse L’Espéranto

Bucarest, Roumanie, 16 rue Eremia Grigorescu : Restaurant Esperanto

Casamance, Sénégal : Bar-restaurant de l’espéranto

Par ailleurs, rien de manque pour que des restaurants aient des cartes en espéranto puisqu’il existe des livres de recettes dans cette langue :

La internacia kuirlibro (Le livre international de cuisine), Johanna Shorter-Eyck

Internacie kuiri (Cuire de façon internationale), Maria Becker-Meisberger

Sin nutri en la naturo (Se nourrir dans la nature), Edmond Dazun

Kuracaj manghajhoj (Recettes de santé), Weng Weïgjian

Laurent Ruquier enchaîne : "Moi, les DVD, je ne les achète que s’il y a une version en espéranto !". Eh bien, au moment où il disait ces mots, la parution d’un DVD intitulé "Esperanto Elektronike" était annoncée pour la fin de juillet 2006 pour offrir de vastes possibilités de découverte de l’espéranto en 25 langues...

Bénichou accentue la dérive : "Évidemment. Moi j’ai longtemps cru que ma mère ne m’a jamais dit ’Je t’aime’. Elle me disait je t’aime en espéranto tous les jours. Et c’est pour ça que j’ai fait un complexe tragique toute ma vie, parce que je ne comprenais pas l’espéranto. En même temps elle me disait ’Je t’aime’ en espéranto et en même temps elle refusait que j’apprennent l’espéranto. Ah, c’était..." (suite confuse).

Ruquier : "Quelqu’un autour de cette table parle peut-être l’espéranto ? Tania, non ?".

Tania : "Pas mal, mais j’ai arrêté. Je me sentais un peu isolée". (Rire de Ruquier)

Ruquier : "Oui, justement. Vous, Mustafa ?".

Mustafa, le seul à faire preuve d’intelligence et d’honnêteté intellectuelle, reconnaît son ignorance en la matière ; il répond très rapidement, sur un ton humoristique : "Je ne sais pas ce que c’est. Donc depuis tout à l’heure je me dis ’ne dis pas ce que c’est, peut-être qu’ils ne le remarqueront pas.’ Donc tu m’as posé la question, donc je ne sais pas ce que c’est."

Ruquier : "Alors on lui explique ce que c’est que l’espéranto."

Geluck, qui n’en sait pas plus que lui et les autres : "Oui, mais rapidement." (Rire de Tania).

Geluck, oubliant qu’une personne qui comprend l’espéranto n’a pas besoin d’explication sur ce que c’est : "Vous voulez que je le fasse en espéranto ou en français ?" (Rires)

Geluck : "Mon problème à moi, c’est que j’ai appris ça quand j’étais môme, l’espéranto, et quand je pense en espéranto et avant de parler, je dois traduire en français". Rires, intervention confuse de Bénichou, puis de Ruquier : "On ne serait pas en train de se foutre de la gueule des espérantistes ?"

Gelucke : "Non, c’est pas mon genre ! Non, non, c’est un projet mis au point par un certain Zahr..."

Tania l’interrompt : "Zarkaoui ?" (Rires).

Geluck : "C’est un peu ça, mais c’est un autre genre. C’est une langue internationale faite...". Ruquier l’interrompt :

Ruquier : "Que personne ne parle !"

Geluck : "Que personne ne parle et ne comprend, mais faite de toutes les langues du monde (sic)".

Tania : "C’est une utopie..." (suite incompréhensible).

Ruquier : "C’est un peu comme je parle anglais, pour vous dire...".

Geluck poursuit sa définition bancale : "On essaie de réunir dans un plus petit commun dénominateur toutes les langues du monde pour faire une seule langue mondiale."

Ruquier : "Mais l’espéranto, aujourd’hui, c’est l’anglais, finalement". Suite confuse.

Ruquier conclut sur le sujet de l’espéranto : "Do you want to now what is Esperanto ?"

Les gens ont tant de mal avec l’anglais qu’ils ne trouvent pas le temps de s’informer sur l’espéranto et l’apprendre. Laurent Ruquier en est l’illustration, mais il a le mérite de reconnaître la pauvreté de son anglais pour lequel il a sûrement dilapidé beaucoup de temps et d’argent pendant que ses homologues natifs anglophones se donnaient du bon temps, ne se cassaient pas la tête, ne dépensaient rien et encaissaient beaucoup grâce à ceux qui leur ont concédé un avantage considérable. Si humour il y a à faire, ne devrait-il pas viser d’abord ceux qui tombent dans le piège, dans le jeu truqué ? Il ne lui serait peut-être pas inutile de voir la pièce "L’anglais tel qu’on le parle" d’un des plus grands noms de l’humour : Tristan Bernard. Il pourrait découvrir par ailleurs que Tristan Bernard avait appris l’espéranto et avait pris part à une expérience de traduction organisée au Théâtre Femina par le quotidien "Excelsior" en 1911. Lors d’un de mes voyages en Scandinavie, des amis espérantistes d’Huskvarna m’avaient fait visiter l’exposition des oeuvres sculpturales de Calle Örnemark non loin de chez eux, au bord du Lac Vättern. Cet artiste leur avait dit qu’il avait étudié l’espéranto mais qu’il avait abandonné son apprentissage le jour où un prof d’anglais réussi à le convaincre que ça ne servait à rien et qu’il ferait mieux d’apprendre l’anglais. Il avait donc écouté ce prof, lui avait payé les leçons, puis il avait abandonné, si bien qu’il ne savait s’exprimer ni en espéranto, ni en anglais lorsque nous lui avions rendu visite.

Certes, ce n’est pas des émissions rigolardes qu’il faut écouter ou voir pour se faire un avis sur tel ou tel sujet, mais, en paraphrasant Voltaire, repris par Clemenceau, n’y a-t-il pas lieu de se demander si l’humour n’est pas une chose trop sérieuse pour la laisser aux humoristes ?...

Voilà où ça mène de se forcer à faire de l’esprit sur des choses que l’on ignore. Mais, des membres du Collège de Médecine de Bavière, n’avaient-ils pas dit, sans vouloir faire de l’esprit, à propos d’une nouvelle avancée technique : "La construction des Chemins de Fer serait un crime contre la santé publique, car une locomotive si rapide provoquerait chez les voyageurs un ébranlement du cerveau et, chez les riverains, des accès de vertige." Il semble que le seul fait de parler d’une chose inconnue ait provoqué un ébranlement du cerveau chez le plus fort en gueule des participants de l’émission qui a entraîné presque toute l’équipe Ruquier dans sa chute. Certains membres de l’équipe ont eu l’heureuse idée de ne pas intervenir tant dans la première que dans la seconde émission.
C’est bien regrettable que le Geluck que l’on aime pour ses talents de dessinateur humoriste, se soit ainsi laissé fourvoyer. Mais il y a eu d’autres cas comme lui (voir "L’affaire TV5-Europe").

Sur AgoraVox

L’article publié sur AgoraVox sous le titre "Polémique médiatique autour de l’espéranto“ a suscité de nombreux commentaires : 185 au 17 juillet 2006. Ci-après la réponse au commentaire d’un lecteur qui ne voit pas l’intérêt d’une langue facile et qui craint qu’une telle langue ne rende les élèves stupides (!).
Curieusement, ce commentaire se rapproche beaucoup de l’avis émis par Lyndon LaRouche, politicien étasunien au passé peu reluisant, un ex-trotskyste qui créée autour de soi un culte de la personnalité maladif et à qui Claude Piron a déjà eu l’occasion de répondre : "L’espéranto est techniquement incapable d’exprimer l’ironie" !!!

Réponse au commentaire signé Adolphos :

Il se trouve que, dans un message à Laurent Ruquier, j’ai écrit : "Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi les gens ont des réactions aussi stupides lorsqu’il s’agit d’espéranto ? Ils me font penser au comportement et aux commentaires de ceux qui allaient voir des expositions du début du siècle dernier où l’on montrait des indigènes des colonies."

Et c’est un fait que, dès qu’il s’agit de l’espéranto, il y a des raisonnements et des comportements irrationnels, d’une débilité ahurissante, et les exemples n’ont pas manqué dans cette suite de commentaires comme dans l’émission de Laurent Ruquier. Entre autres (tel quel) : "Si une langue n’est pas difficile, quel interet de l’apprendre ? Vous allez rendre les éléves stupides avec votre langue facile."

L’intérêt d’une langue n’est pas dans sa complexité mais dans son efficacité dans la transmission de la pensée et des sentiments. Évidemment, l’auteur de ces propos est incapable de lire "Esprimo de sentoj en Esperanto" (Expression des sentiments en espéranto) d’Edmond Privat, déjà mentionné plus haut, qui l’avait appris à 13 ans.

A quoi bon des complications telles que le genre pour les objets ? Est-ce par une surcharge de la mémoire, qui détourne l’attention des élèves de l’essentiel, qu’on les rendra plus intelligents ? N’est-il pas préférable que l’élève, plutôt que de s’attarder sur des complications qui entravent sa progression, fasse usage de ses facultés mentales pour utiliser la langue de façon créative et même ludique, pour se cultiver, découvrir d’autres horizons, ou même pour apprendre des langues plus complexes si tel est son goût, puisque l’espéranto est un tremplin qui a fait ses preuves dans cet usage ? Parmi les exemples de personnes pour lesquelles l’apprentissage de l’espéranto durant leur jeunesse a été bénéfique on trouve entre autres, à travers son histoire :

Le fameux orientaliste Maxime Rodinson, l’un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde musulman, qui parlait une trentaine de langues. Il avait eu la curiosité de l’apprendre à 11-12 ans et avait reconnu, dans un entretien accordé au "Nouvel Observateur", que "Zamenhof était un génie".

Georges Kersaudy, l’auteur de "Langues sans frontières", déjà mentionné plus haut, a été amené à parler, écrire et traduire pas moins de 50 langues, dont l’espéranto, durant sa carrière de fonctionnaire international. Son désir de découvrir d’autres langues et de jongler avec a été stimulé par son apprentissage précoce.

L’ancien premier ministre britannique Harold Wilson l’avait pratiqué quand il était scout (Lord Baden Powell en avait d’ailleurs conseillé l’usage aux scouts).

Tolkien l’avait étudié à 15 ans et avait dit, en 1932 : "Je conseille à tous ceux qui en ont le temps et l’envie de s’occuper du mouvement pour une langue internationale : soutenez loyalement l’espéranto".

Le prix Nobel américain Linus Pauling l’avait appris à 15 ans.

Le navigateur norvégien Thor Heyerdahl, l’auteur du "Kon-Tiki", à 17 ans.

L’Autrichien Eugen Wüster, un nom très connu par tout spécialiste en matière de normalisation, à 19 ans.

Arie Sternfeld, un grand nom de l’astronautique soviétique [il en a été le vulgarisateur], l’avait étudié durant sa scolarité.

Prix Nobel de sciences économiques 1994, Allemand, Reinhard Selten l’avait appris tout seul à 17 ans.

Guy Béart l’avait appris de par son père qui était espérantiste, mais il fût trop accaparé par la suite par sa carrière de chanteur pour s’en occuper (il avait néanmoins chanté en espéranto lors du congrès universel de Montpellier, en 1998).

L’épouse du premier ministre chinois Chou Enlai, Mme Deng Yingchao, l’avait appris à 9 ans.

Lev Kopelev , germaniste russe et écrivain, l’un des dissidents les plus connus d’Union soviétique, l’avait appris à l’âge de 14-15 ans à Kharkov. Dans une autobiographie, il avait écrit qu’il correspondait avec des étrangers, entre autres à propos de l’action anationaliste dans le cadre de SAT. Bien qu’il ne s’occupa plus de la langue par la suite, il reconnut qu’elle l’avait protégé contre le nationalisme et le chauvinisme d’une grande puissance.

Efraïm Kacir, biophysicien et chimiste, chef de l’État d’Israël, dont le père était un militant espérantiste, l’avait appris lui aussi durant sa jeunesse.

Gustav John Ramstedt, ministre et ambassadeur de Finlande au Japon, philologue de renommée mondiale (on peut faire une recherche avec "gustav ramstedt linguistique"), l’avait appris à 18 ans. Son avis sur l’espéranto : "Sur la base de la théorie, et en partie sur la connaissance pratique de plusieurs langues, orientales et occidentales, je considère l’espéranto supérieur à toutes les langues qui me sont connues en raison de la construction grammaticale régulière et simple et de la souplesse et de l’élasticité dans la création de son vocabulaire."

Le non moins éminent linguiste estonien Paul Ariste, dont la légende disait qu’il n’était aucune langue au monde dans laquelle il ne pouvait se débrouiller (connaissance active de 26 langues, et passive d’une trentaine), l’avait appris à 14 ans.

Mondialement considéré pour ses travaux et recherches sur la pathologie des semences et la vie des plantes, Paul Neergaard, que j’avais pu voir et entendre lors d’une conférence à un congrès de SAT, dont il était membre, l’avait appris à 18 ans, et plusieurs de ses ouvrages existent dans cette langue.

Le zoologiste norvégien Carl Støp-Bowitz, membre de l’Académie des sciences de Norvège, que j’avais eu le plaisir de rencontrer à Oslo, l’avait appris comme élève à 14 ans. Il ajoutait toujours un résumé en espéranto de ses articles scientifiques en langue nationale ou en anglais, ou un résumé en langue nationale à ses articles en espéranto. Il avait écrit : “Tago sen Esperanto estas por mi perdita tago“ (Une journée sans espéranto est pour moi une journée perdue). Notre rencontre avait eu lieu tout simplement parce que j’avais cherché et trouvé le mot "Esperanto" dans l’annuaire téléphonique pour Oslo, comme je l’ai d’ailleurs fait dans d’autres villes de Scandinavie, notamment Turku et Tampere, en Finlande. Le professeur m’avait alors chaleureusement invité à participer à une réunion du groupe d’espéranto qui devait se tenir le soir même de mon arrivée dans cette ville.

Mondialement connu dans le domaine de la biochimie, élu comme membre du Conseil scientifique japonais dont il devint président, président de la Société Internationale pour l’étude des origines de la vie, Fujio Egami l’a appris quand il était étudiant, à 18 ans. Bien qu’accaparé par sa carrière, il a toujours soutenu la Langue Internationale et a il été président de l’Institut Japonais d’Espéranto.

Les trois soeurs Polgár, Zsuzsa, Zsófia et Judit, Hongroises, particulièrement brillantes dans le monde des échecs, l’ont aussi pratiqué très jeunes.

Il serait possible d’ajouter aussi des personnalités qui l’ont appris plus tard (de 20 à 35 ans) telles que Franz Jonas, qui fut maire de la ville de Vienne puis président de la république d’Autriche (réélu) ; Willem Drees, qui fut premier ministre des Pays-Bas et artisan du relèvement de ce pays après la seconde guerre mondiale ; l’ambassadeur d’Australie aux Nations Unies Ralph Harry, dont le nom a été cité plus haut...

Donc, l’espéranto rend-il stupide ? Empêche-il de réussir dans le meilleur sens de ce mot (mais qu’est-ce que "réussir" ?). Il peut être utile d’écouter le professeur Albert Jacquard lors d’émissions sur l’espéranto sur France Culture.

Beaucoup d’autres noms pourraient être cités, et ce qui apparaît tout de suite, c’est l’aplomb de bon nombre de gens que l’on pourrait croire intelligents et cultivés, parfois pleins d’esprit, quand ils disent et colportent leur avis et des énormités sur l’espéranto, totalement ignorants de leur ignorance en la matière.

Et le sieur Bénichou, à qui l’on pourrait décerner un bonnet d’âne, en a été l’illustration médiatique.

Conclusion

Ce n’est là qu’un dossier parmi une multitude d’autres, un tout petit aperçu de la difficulté de la tâche. Les personnes qui estiment que les usagers de l’espéranto n’en font pas assez disposent là d’un élément qui peut les aider à comprendre que l’affaire est loin d’être aussi simple. La progression de l’espéranto dépend d’elles aussi, de l’appui concret qu’elles peuvent apporter à cette démarche sous telle ou telle forme, selon leur inspiration.

Tout compte fait, en y regardant de plus près, l’espéranto est un succès formidable et indéniable.

D’un côté, nous avons la langue NATIONALE d’un groupe de pays, la langue native de moins de 6% de l’humanité, au sujet de laquelle, depuis des décennies, il est asséné, martelé, qu’elle est la langue INTERNATIONALE "incontournable", la langue en dehors de laquelle il n’est point de salut, etc.

De l’autre côté, il est asséné et martelé de façon mensongère que l’espéranto a échoué ; que personne ne le parle et ne l’a jamais parlé. Sans compter les calomnies, l’utilisation du mot "espéranto" dans un contexte dévalorisant ou induisant en erreur ("langue unique", etc.), l’utilisation abusive telle que "l’espéranto, c’est l’anglais" comparable à une usurpation d’appellation et montrant à l’évidence que ceux qui prononcent de telles paroles n’ont rien compris à l’idée d’une langue internationale dont Komensky (Comenius) fut l’un des pionniers. Sans compter aussi bien d’autres formes plus sournoises pour faire barrage à la langue. Il existe suffisamment de documents et d’informations sur ce site pour se forger un avis.

Et voilà que des gens un peu plus curieux que les autres, moins vulnérables au conditionnement, découvrent que cette langue est bel et bien parlée depuis ses origines, et qu’elle est même chantée, qu’elle a une histoire dont le professeur Umberto Eco a dit qu’elle est très belle, qu’il a une littérature, au point qu’une section d’espéranto a été fondée au sein du Pen Club International, la seule organisation internationale d’écrivains reconnue par l’Unesco, que cette langue a ses chanteurs, que des radios nationales de portée intercontinentale l’utilisent régulièrement (Chine, Pologne, Rome, Le Vatican, Cuba, etc.)

Rien n’est négligé pour en détourner le regard, en donner une image du passé, et ceci aussi bien au niveau de l’Éducation nationale que de certains médias, avec l’intention évidente compromettre l’avenir de cette langue en la coupant de la jeunesse. Mais les calculs malhonnêtes ont une portée limitée. Inventé par un jeune, soutenu tout au long de son histoire par des jeunes, l’espéranto est souillé essentiellement par des gens qui appartiennent au passé et dont l’influence déclinera.

Henri Masson

Remarque : Le présent article sera soumis à des actualisations, retouches et ajouts.