Jules Verne, Zamenhof, Comenius : trois façons de voir le monde

Publié le mardi 23 octobre 2007 , mis a jour le vendredi 21 mars 2008

Les personnes intéressées par la construction de l’Union européenne connaissent en principe le programme européen d’éducation et de formation à la citoyenneté européenne qui porte le nom de Comenius. Ce nom est connu par la quasi totalité des citoyens de la République tchèque et de l’Europe centrale. En Pologne, tout élève de l’enseignement primaire, puis de l’enseignement secondaire, étudie Comenius dans les cours d’histoire, de littérature et aussi d’instruction religieuse. C’est loin d’être le cas en France.

Quant au Dr Zamenhof, malgré le fait qu’il ait été reconnu par l’Unesco comme bienfaiteur de l’humanité, malgré que son nom soit inscrit sur de nombreuses plaques de rues travers le monde, il y a lieu de penser qu’il demeure très peu connu. Il y a même des raisons d’autant plus sérieuses de le penser que, l’année dernière, sur une radio de grande écoute — France Inter, pour être précis — un ministre français a pu prononcer des âneries au sujet de son oeuvre. Mieux encore, il s’agissait d’un ministre de la culture ! [1]

Comenius

Né en Moravie en 1592, connu surtout sous son nom latin “Comenius“, Jan Amos Komensky est considéré comme le précurseur de la pédagogie moderne. Ses idées très en avance pour l’époque en matière d’éducation lui ont valu le surnom de “Galilée de l’éducation”. Religieux dissident, il fut contraint de s’exiler et vécut longtemps en Suède puis aux Pays-Bas où il rencontra Descartes. Il mourut à Amsterdam en 1670.

Comenius estimait que l’éducation du peuple devait être à la charge de l’État. L’école, telle qu’il la concevait, devait être accessible aux filles comme aux garçons, aux pauvres comme aux riches. Selon lui “l’école serait productrice de l’homme humain, se proposant le développement de la qualité même d’homme au lieu d’un dressage professionnel ou d’une préparation à des fonctions sociales définies.

Comenius allait même déjà très loin dans l’expression d’une idée personnelle sur l’égalité des sexes : “Il n’est possible d’avancer aucune bonne raison pour priver le sexe faible (…) de l’étude des sciences, qu’il s’agisse de l’enseignement donné en latin ou de l’enseignement donné en langue vulgaire. En vérité, les femmes sont douées d’une intelligence agile qui les rend aptes à comprendre les sciences comme nous, souvent même mieux que nous. Pour elles comme pour nous est ouverte la voie des plus hautes destinées. Souvent elles sont appelées à gouverner des États [...], à exercer la médecine ou d’autres arts utiles au genre humain [...]. Pourquoi voudrions-nous les admettre seulement jusqu’à l’a, b, c, puis les éloigner de l’étude des livres“ ? [2]

La pédagogie de Comenius se basait sur un équilibre entre les loisirs et l’étude, sur l’observation de la nature comme sur la lecture. Il pensait à la nécessité d’écoles universelles, de manuels universels et aussi d’une langue universelle. Dans un ouvrage publié en 1666 sous le titre “Le sursaut universel [3], il avait déjà préconisé la fondation d’une sorte d’institut de recherche international. Il avait pensé aussi à une académie internationale des sciences. Cette vision universelle des choses et son exil ne l’empêchèrent pas de rester profondément attaché à sa patrie.

Lui, qui écrivait en tchèque et en latin, aurait très bien pu s’accommoder de la langue internationale de l’époque qu’il maîtrisait parfaitement. Le latin était en effet la langue “incontournable“ des échanges culturels et scientifiques, de l’élite cultivée. En 1636, dans un ouvrage intitulé “La Porte ouverte des langues [4], il s’efforça pourtant de faire prendre conscience de l’importance de celles-ci. Il en était déjà venu à la conclusion, dès cette époque, que le monde avait besoin, malgré tout, d’une langue universelle. Il avait pressenti “le temps où l’humanité jouira de l’usage d’une langue auxiliaire universelle incomparablement plus facile que nos langues naturelles“.

Dans son ouvrage “La voie de la lumière [5] rédigé en 1641-1642 lors d’un séjour à Londres, il avait reconnu que la connaissance des langues était une nécessité. Mais il avait déjà trouvé plus réaliste d’enseigner une langue en plus à tous plutôt que de faire apprendre toutes les langues à une certaine catégorie de gens.

Lorsque nous aurons la langue universelle, écrivait-il par ailleurs, et lorsqu’elle commencera à être utilisée par les nations, le monde entier deviendra accessible à toute sa population, de telle façon qu’il sera probablement possible à qui que ce soit, selon son gré et sans entrave, de voyager, d’enseigner et d’apprendre dans toutes les parties du monde.

Tout comme les institutions européennes, le programme européen Comenius ne porte guère l’empreinte de l’imagination, de l’audace et de l’esprit d’innovation de l’illustre humaniste et pédagogue dont il porte le nom. À partir de prétextes fallacieux, ce monde technocratique ignore l’idée d’une langue commune qui était particulièrement chère à Comenius, une idée dont l’espéranto représente la concrétisation et l’aboutissement.

Ainsi, le 6 mai 1997, la commissaire européenne Edith Cresson avait répondu que l’espéranto n’entrait pas dans le champ de compétence de l’action communautaire sous prétexte que, comme recherche entreprise en matière de langage artificiel, il n’était pas l’émanation des cultures nationales et régionales des États. Or, il y a belle lurette que l’espéranto n’est plus “une recherche en matière de langage artificiel“ mais une langue vivante .

Et voilà comment une question aussi importante que celle d’une communication linguistique équitable, économique et pratique pour tous les Européens se trouve liquidée ! Alors qu’une langue commune permettrait aux citoyens européens de mieux ressentir le sentiment d’appartenance à une même entité, l’attitude de la Commission et des institutions européennes n’a nullement évolué. Et toute intervention de représentants espérantistes comme de parlementaires favorables ou au moins attentifs à l’idée se heurte à une réponse invariable et stéréotypée en pure langue de bois sur le caractère artificiel de l’espéranto. Mais qu’y a-t-il de plus naturel que le bois ?

Nicole Fontaine n’a elle-même rien trouvé de mieux, dans une lettre du 8 février 2000, que de se référer à la réponse d’Édith Cresson dans laquelle était mentionnée : “la position claire de la Commission qui ne prévoit pas la promotion de l’espéranto, le jugeant comme langue artificielle.

Commissaire européenne chargée de l’Éducation, de la Culture, de l’Audiovisuel et de la politique de la Jeunesse, Viviane Reding crut bon d’en rajouter une couche le 13 janvier 2004 en disant, devant le Parlement européen : “Permettez-moi de vous dire que le multilinguisme inclut nos langues qui ne sont pas officielles, mais sûrement pas l’espéranto, parce que nous avons assez de langues vivantes qui sont en difficulté pour créer, à côté de cela, des langues artificielles."

La commissaire a simplement omis le fait qu’il n’y a pas lieu de créer une langue qui existe et fonctionne déjà de façon naturelle. Voici déjà bien longtemps que le philologue Michel Bréal (1832-1915), auteur de travaux et d’un ouvrage publié en 1897 sur la sémantique — la science des significations —, s’était exprimé sur le dédain injustifié envers une langue jugée à tort comme artificielle : “Ce sont les idiomes existants qui, en se mêlant, fournissent l’étoffe [de l’espéranto]. Il ne faut pas faire les dédaigneux ; si nos yeux […] pouvaient en un instant voir de quoi est faite la langue de Racine et de Pascal, ils apercevraient un amalgame tout pareil […] Il ne s’agit pas, on le comprend bien, de déposséder personne, mais d’avoir une langue auxiliaire commune, c’est-à-dire à côté et en sus du parler indigène et national, un commun truchement volontairement et unanimement accepté par toutes les nations civilisées du globe.

Un autre linguiste très renommé, Antoine Meillet, avait écrit dans son ouvrage publié en 1918 sous le titre “Les langues dans l’Europe nouvelle [6] : “La possibilité d’instituer une langue artificielle aisée à apprendre et le fait que cette langue est utilisable sont démontrés dans la pratique. Toute discussion théorique est vaine. L’espéranto a fonctionné, il lui manque seulement d’être entré dans l’usage pratique.

(...) Une langue est une institution sociale traditionnelle. La volonté de l’homme intervient sans cesse dans le langage. Le choix d’un parler commun tel que le français, l’anglais, ou l’allemand procède d’actes volontaires. Une langue comme “la langue du pays” norvégienne a été faite, sur la base de parlers norvégiens, par un choix arbitraire d’éléments, et ne représente aucun parler local défini. (…) Il n’est donc ni absurde ni excessif d’essayer de dégager des langues européennes l’élément commun qu’elles comprennent pour en faire une langue internationale.

Ainsi, sans la moindre étude qui permettrait de se rendre compte que toutes les racines de l’espéranto sont issues des langues et cultures de l’Europe, qu’il s’est enrichi tout naturellement durant plus d’un siècle à leur contact et aussi au contact de langues et de cultures des autres continents, la Commission et les institutions européennes excluent une proposition qui a tous les avantages de neutralité du latin sans en avoir les inconvénients. A l’inverse du latin, l’espéranto est en effet accessible à l’ensemble des populations. En ce sens, selon l’expression d’Émile Boirac, qui fut recteur de l’Académie de Dijon, il est “le latin de la démocratie“.

La Commission européenne a elle-même donné l’exemple d’une dérive vers l’inéquité en refusant que les dossiers de candidature des nouveaux pays à l’adhésion à l’Union européenne soient remis dans une langue autre que l’anglais. Cet état de fait a des conséquences désastreuses puisqu’une langue, qui est celle de l’une des nations de l’Union, est en train de se placer insidieusement en position de langue unique au détriment des 24 autres pays. Cette position privilégiée de l’anglais représente au seul niveau européen, sans parler du niveau mondial, une somme astronomique d’efforts en temps et en argent investie finalement au profit des pays dominants de l’anglophonie, c’est-à-dire la Grande-Bretagne et les État-Unis. Pendant que des dizaines de millions d’Européens apprennent la langue d’un pays tiers, ce même pays accumule des profits tels qu’un directeur du British Council a pu dire que la langue anglaise était plus profitable pour la Grande-Bretagne que le pétrole de la Mer du Nord. Il existe une inconscience totale, d’ailleurs fort bien entretenue, sur cette injustice flagrante.

L’apparition du “Globish“, version appauvrie de l’anglais basée sur 1500 mots, pourrait être considérée d’une certaine façon comme une démonstration de l’échec de l’anglais, une langue réduite à l’état de sabir alors que, depuis déjà longtemps, les moyens humains, financiers et matériels n’ont pas manqué pour le propager, alors qu’un conditionnement bien orchestré a laissé entendre qu’il était indispensable et incontournable, qu’il n’était point de salut sans lui, qu’il n’existait pas d’alternative.

Comenius et ceux qui l’ont précédé ou suivi dans la recherche d’une langue commune, notamment Descartes et le Père Mersenne en France, Godwin et Wilkins en Angleterre, Leibniz en Allemagne, Vivès en Espagne, avaient donc déjà anticipé une situation qui appelait une nouvelle façon de penser et de voir le monde. C’est faire preuve d’inconscience ou de myopie intellectuelle, ou des deux, que de considérer une langue nationale comme internationale. C’est accepter les règles d’un jeu truqué.

Alors que Comenius avait osé préconiser que la femme trouve sa juste place dans la société, il est pour le moins consternant de constater que trois femmes telles qu’Edith Cresson, Nicole Fontaine ou Viviane Reding défendent une politique linguistique inéquitable qui introduit le principe très masculin de la loi du plus fort, le principe de prééminence de la force sur l’intelligence et l’équité. L’espéranto subit encore de nos jours le même regard dédaigneux, condescendant, voire méprisant, que la femme a subit à travers les siècles. Il n’est pas venu à l’esprit de ces trois bourgeoises que c’est à la longue marche et au combat de femmes du peuple qu’elles doivent la position sociale dont elles usent et abusent aujourd’hui. Un combat pour obtenir, entre autres, ce principe d’équité entre hommes et femmes qu’est le droit de vote et d’éligibilité, un droit longtemps refusé par l’ordre masculin. L’État qui a été l’un des derniers en Europe à admettre ce droit est aussi celui qui avait refusé à l’espéranto le droit d’existence, non seulement de 1921 à 1923 à la SDN, mais aussi sous le gouvernement de Vichy.

Beaucoup de connaissances, d’expériences et de recherches se sont accumulées depuis l’époque de Comenius en matière recherche d’une langue auxiliaire commune. Il serait malvenu aujourd’hui de lui tenir rigueur d’avoir formulé des prévisions de la façon suivante qui peut paraître aujourd’hui discutable :

Les affaires se présentant elles-mêmes aux sens de tous les hommes de la même façon rendront cette langue compréhensible et imitable par tous. Mersenne et Le Maire, qui sont les Français les plus érudits, pensent qu’ils ont heureusement établi un fondement à cette langue. Ils comptent qu’à l’aide de celle-ci, ils accéderaient à une compréhension réciproque non seulement avec n’importe quel habitant du monde, mais aussi avec des habitants de la Lune, s’ils existaient. Nous, en nous basant sur les fondements d’une sagesse universelle, osons espérer en une langue qui serait dix fois plus facile que le latin parce qu’elle serait totalement libérée de ses complications. Et cent fois plus parfaite, parce qu’elle serait capable d’exprimer directement toutes les nuances des affaires et des notions. Et mille fois plus adéquate pour l’expression harmonieuse de l’essence des affaires parce que ses mots seraient isolément comme des définitions, étant créés à partir de chiffres, des mesures et des poids des choses elles-mêmes

Si la dernière phrase de cette citation appelle quelques réserves du fait que toutes les propositions de langues plus ou moins codifiées de ce genre ont échoué, il n’est par contre nullement exagéré de dire que la langue qui s’est popularisée sous le nom d’ « espéranto » est effectivement au minimum dix fois plus facile que le latin. Sans aller jusqu’à dire qu’il est cent fois plus parfait, il est indéniable que toute personne qui a étudié et fait usage des deux témoigne inévitablement que l’espéranto est une langue réellement mieux adaptée à l’établissement rapide du dialogue entre des gens de toutes les couches sociales qui n’ont au départ aucune langue commune.

L’allusion à des éventuels habitants de la Lune amène à signaler une anecdote liée à la sonde spatiale “Voyager II“. Lancée par la NASA en 1977, cette sonde a quitté le champ d’attraction du système solaire en 1993. Elle porte un disque sur lequel sont gravés des informations sur notre planète, des enregistrements de bruits tels que des chants d’oiseaux ou celui de la foudre, et de messages en soixante langues destinés à des éventuels extra-terrestres. La France avait choisi un poème de Beaudelaire. L’Australie avait proposé un message prononcé en anglais et en espéranto par son ambassadeur à l’ONU, M. Ralph Harry. Voici la version en espéranto :

Amikoj, mi parolas al vi el la planedo Tero. Mi reprezentas la landon Aŭstralio, la insulan kontinenton en la suda hemisfero de nia planedo. Ni strebas vivi en paco kun la popoloj de la tuta mondo, de la tuta kosmo, kaj labori kun ili por la komuna bono de ĉiu homa estaĵo. Mi salutas ĉiun, kiu komprenas. Adiaŭ.

Traduction : Amis, je vous parle depuis la planète Terre. Je représente le pays Australie, le continent insulaire dans l’hémisphère sud de notre planète. Nous nous efforçons de vivre en paix avec les peuples du monde entier, de tout l’espace, et de travailler avec eux pour le bien commun de tout être humain. Je salue toute personne qui comprend. Adieu.

Un journaliste new-yorkais crut bon de demander à l’ambassadeur s’il croyait vraiment que des êtres intelligents habitant la Voie Lactée pourraient comprendre l’espéranto. Ralph Harry répondit que des extra-terrestres intelligents déchiffreraient un texte en espéranto bien plus rapidement qu’un poème de Beaudelaire.

Peu importe si l’idée que Mersenne, Le Maire ou Comenius se faisaient d’une future langue universelle comportait des lacunes. Ils avaient raison de penser qu’une langue plus intelligible que les autres pour des extra-terrestres appartenait au domaine du possible. Ce n’est pas sans raison que, en 1924, 42 savants de l’Académie des sciences en étaient venus à voir en l’espéranto “un chef-d’œuvre de logique et de simplicité“. Il suffit pour s’en rendre compte de découvrir la conjugaison de l’espéranto dont l’apprentissage est l’affaire de quelques minutes du fait qu’il n’existe aucun verbe irrégulier. Elle tient sans peine sur une carte postale, et ceci pour un niveau de précision qui n’a rien à envier au français pour lequel il existe des dictionnaires de conjugaison de 158 pages chez Hatier et même de 208 pages chez Nathan ! Il serait possible d’ajouter que l’espéranto a un alphabet phonétique, donc qu’à chacune de ses 28 lettres correspond un son unique, alors que, pour le français, qui a 26 lettres, il n’existe pas moins de 28 façons d’orthographier le seul son “o“.

De telles complications sont innombrables et parfois même déroutantes, par exemple le fait d’attribuer un genre aux objets. Si l’objectif primordial est la meilleure qualité de communication à moindre coût, de telles complications constituent une aberration.

Quant à l’anglais, un extra-terrestre serait vite piégé par sa complexité graphique et phonétique qui constitue le terrain le plus favorable qui soit à la dyslexie pour les natifs anglophones eux-mêmes.

A cela s’ajoute l’intonation qui est d’une importance primordiale. Lors d’une conférence présentée en espéranto au centre Pompidou, en 1987, l’un des spécialistes les plus renommés au monde pour la phonétique de la langue anglaise, non moins brillant en espéranto, le professeur John Wells, avait préconisé l’adoption de l’espéranto plutôt que celle de l’anglais comme langue internationale. Il a ainsi décrit avec humour le casse-tête devant lequel se trouvent même les linguistes les plus éminents lorsqu’il s’agit de fixer des règles pour une telle langue : “Chomsky et des amis ont réussi à fournir un ensemble de règles extrêmement compliquées qui, avec cinq règles principales et quarante classes d’exceptions et 120 classes d’exceptions aux exceptions, vous permettent de déterminer avec justesse la position de l’accent pour 90% des mots. Un autre problème de l’anglais, c’est la règle de l’accent, ou plus exactement l’absence de règle pour l’accent. Il y a maintenant une discussion académique à propos de l’existence ou de la non existence d’une règle pour l’accent en langue anglaise. L’opinion traditionnelle est qu’elle n’existe pas, et que l’on doit apprendre pour chaque mot particulier où se trouve l’accent.

Ainsi, alors que des linguistes hautement compétents ont déjà du mal à se mettre d’accord pour fixer des règles pour la langue que le monde entier est contraint d’apprendre, nous pouvons imaginer la peine qu’auraient des extra-terrestres pour déchiffrer une langue qui a certes beaucoup moins de verbes irréguliers que le français — tout de même 283 ! — mais dont la prononciation et surtout l’intonation particulièrement importante n’obéissent à aucune règle autre que celle de l’usage, donc échappant à toute logique. L’anglais comporte en outre énormément d’idiotismes et de polysémies. La lecture d’un texte ordinaire en anglais exige la connaissance de 7000 mots quand 2000 suffisent en espéranto pour un texte équivalent. Il est par ailleurs vain de tenter de déchiffrer l’anglais avec la seule aide d’un dictionnaire.

Déchiffrer un texte en espéranto avec un dictionnaire est chose possible après l’étude des seize règles de base dont l’apprentissage ne demande que quelques heures. Tolstoï en avait lui-même fait l’expérience. Il en avait témoigné dans une lettre adressée en 1894 au journaliste Vladimir Maïnov “J’ai trouvé le Volapük très compliqué et, au contraire, l’espéranto très simple. Il est si facile qu’ayant reçu, il y a six ans, une grammaire, un dictionnaire et des articles de cet idiome, j’ai pu arriver, au bout de deux petites heures, sinon à l’écrire, du moins à lire couramment la langue. (...) Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut se refuser à faire cet essai.“

Les langues nationales et ethniques sont truffées de pièges qui constituent des entraves à la qualité et à la précision de la communication pour les non-natifs. Après examen du latin et des langues nationales les plus répandues, Comenius en était venu à cette conclusion : “Même l’une des langues vivantes, même de celles les plus cultivées, ne convient pas, parce que des laudateurs ne manqueraient à aucune d’elles, et chaque nation serait fière de la sienne [7], et c’est pourquoi nous ne progresserions sans envie, sans querelles et sans nouvelles confusions. Et en fait nous n’avons aucune langue suffisamment adéquate. [8]

Nous pouvons donc observer que les autorités européennes vantent le programme Comenius tout en trahissant le fond de la pensée du Galilée de l’éducation.

Umberto Eco avait donné son avis concordant avec celui de Comenius sur la question lors d’un entretien accordé au Figaro [9] : “Je pense qu’une langue « véhiculaire » est nécessaire, mais qu’en même temps il est nécessaire d’arriver à un plurilinguisme raisonnable. On ne peut pas passer son temps à apprendre toutes les langues, mais il faut acquérir une certaine sensibilité aux différents langages.

Or, cette sensibilité nécessaire, déjà reconnue par Comenius, est précisément l’un des aspects offerts par l’espéranto en tant qu’enseignement préparatoire. Le professeur Umberto Eco est de ceux qui prenaient l’espéranto à la légère jusqu’au jour où, pour préparer un cours au Collège de France, il fut amené à étudier cette langue. C’est seulement à ce moment qu’il eut le courage de prononcer un avis qui allait à contre-courant de ce que disent certains responsables européens : “J’ai étudié la grammaire de l’espéranto — ça ne veut pas dire que j’ai appris à le parler — et j’ai constaté que c’est une langue construite avec intelligence et qui a une histoire très belle. [10]. Lors d’une émission de télévision sur Paris Première, le 27 février 1996, il avait répondu à Paul Amar, qui parlait d’échec de l’espéranto, qu’il n’y avait pas lieu de parler d’échec de cette langue. Il avait ajouté : “Du point de vue linguistique, elle suit vraiment des critères d’économie et d’efficacité qui sont admirables“ :

Le moment est donc venu de parler des origines de l’espéranto.

Louis Lazare Zamenhof

Sous occupation autrichienne, prussienne et russe, la Pologne n’existe plus en tant que nation au moment où naît, à Bialystok, le 15 décembre 1859, Ludwik-Lejzer (Louis Lazare) Zamenhof. Aujourd’hui proche de la frontière russe, sa ville natale est alors habitée par des Polonais, des Allemands, des Russes, des Juifs et plusieurs minorités. Avec une telle diversité de nationalités, de religions, de langues et de moeurs, Bialystok est un lieu d’incompréhension, de tension permanente et de graves incidents. Louis-Lazare en vient dès son enfance à s’interroger sur le moyen d’éradiquer les préjugés de race, de nationalité et de religion par l’abolition de l’obstacle linguistique.

Il n’a que 19 ans lorsqu’il présente un projet de langue baptisé “Lingwe Uniwersala” à ses camarades de lycée. Louis-Lazare a eu connaissance des recherches de Comenius, de Descartes et aussi de l’humaniste et philosophe espagnol Jean-Louis Vivès qui s’était penché sur les questions de sociologie, de l’extinction du paupérisme et aussi sur l’idée de langue commune pour toute l’humanité.

C’est à l’âge de 28 ans, en 1887, à Varsovie, après bien des entraves parmi lesquelles la censure et les obstacles financiers, qu’il parvient à publier un premier manuel en russe sous le titre “Langue Internationale”. Il adopte le pseudonyme “Doktoro Esperanto”. Le mot “Esperanto” se traduit par “quelqu’un qui espère“. C’est son cas. La Langue Internationale se popularisera plus tard sous ce nom.

Des avis favorables se manifestent peu à peu : la Société Philosophique américaine en 1889, puis Max Müller, l’un des plus éminents linguistes de l’époque, et Léon Tolstoï en 1894. En 1889 paraît la première liste de mille adresses.

La censure du régime tsariste n’est pas parvenue, en 1895, à empêcher l’essor de la langue qui a déjà franchi les frontières de l’Empire russe et qui gagnera les autres continents au début des années 1900.

En 1905, Boulogne-sur-Mer accueille le premier Congrès Universel d’Espéranto avec 688 participants de 20 pays. Preuve est faite que l’espéranto, utilisé jusqu’alors essentiellement par écrit, fonctionne parfaitement comme langue parlée. Les congrès se suivront ainsi chaque année : 1906 à Genève, puis Cambridge, Dresde, Barcelone, Washington, Anvers, Cracovie, Berne. Tout est prêt, le 2 août 1914, pour accueillir 3739 congressistes de 50 pays à Paris. Le congrès n’aura pas lieu. C’est précisément ce jour que la Première Guerre Mondiale éclate, une guerre dont Zamenhof ne verra pas la fin. La mort l’enlève le 14 avril 1917.

Zamenhof maîtrisait le russe, le polonais, l’allemand, l’hébreu et le yiddish. Il connaissait bien le latin, le grec ancien, l’anglais et le français, assez bien l’italien. Des indices révèlent aussi quelque connaissance de l’araméen. Il avait en outre étudié le volapük, projet de Johan Martin Schleyer dont l’échec discrédita l’idée de langue internationale. Cette connaissance de langues diverses l’avait conduit à la même conclusion que Comenius, c’est-à-dire que ni le latin, ni les langues nationales ne sont adaptées au rôle de langue internationale.

Zamenhof n’a jamais aspiré à un rôle dirigeant et ne s’est jamais comporté en auteur. Il avait renoncé à ses droits dès 1887 et, en 1912, lors du congrès de Cracovie, il avait déclaré qu’il ne serait plus jamais devant les congressistes, mais parmi eux. Il avait compris qu’une langue ne pouvait être l’affaire d’un seul homme, ni même d’un comité de linguistes. Celle qu’il proposait au monde devait être capable de vivre sa propre vie, sans dépendre de son initiateur. Et en fait, sa disparition n’affecta en rien la marche de l’espéranto. Il avait vu juste.

Le professeur Umberto Eco a dit très justement : “L’histoire et l’idéologie de l’espéranto me semblent des phénomènes intéressants : c’est là son côté inconnu. Les gens perçoivent toujours l’espéranto comme la proposition d’un instrument. Ils ne savent rien de l’élan idéal qui l’anime. C’est pourtant la biographie de Zamenhof qui m’a enchanté. Il faudrait que l’on fasse mieux connaître cet aspect-là !… Le côté historico-idéologique de l’espéranto reste foncièrement inconnu“.

C’est un fait que le nom de Zamenhof, quand il est connu, évoque l’idée de l’homme qui s’est penché sur l’idée de langue internationale. Un autre aspect de sa personne mérite aussi d’être connu, surtout à une époque où le fanatisme nationaliste et religieux constitue encore une plaie de l’humanité, à une époque où l’on s’interroge sur des problèmes de société parmi lesquels ceux du racisme et de l’anti-sémitisme, de la délinquance, de l’injustice sociale. Le fait que son nom, sa vie et son oeuvre fassent l’objet de peu d’attention dans les établissements d’enseignement, tant privés que publics, et que ceci soit passé sous silence au plus haut niveau, notamment à celui de l’Éducation nationale, est évocateur d’une société malade, d’une société d’individus parfaitement conditionnés pour ne pas se poser de questions.

Zamenhof s’inscrit dans cette lignée d’humanistes, de penseurs, de précurseurs, de visionnaires ou de bienfaiteurs de l’humanité tels que le fût Comenius. Zamenhof et son oeuvre ont gagné la considération de personnalités éminentes, de prix Nobel, de nombreuses organisations représentant divers domaines d’activités et divers courants de pensée. La Libre Pensée fut parmi les premières organisations à avoir voté une résolution en faveur de cette langue voici un siècle, lors de son congrès de Paris, en 1905.

En plus de ses écrits sur l’espéranto et de ses traductions d’oeuvres de divers pays, sa pensée reflète un humanisme qui reste méconnu et qu’il conviendrait de porter à la connaissance du public, des croyants comme des non croyants, et en particulier de la jeunesse, par exemple cet extrait de son discours d’ouverture du Congrès Universel d’Espéranto de Genève, en 1906 :

Je viens d’un pays, où plusieurs millions d’hommes luttent péniblement aujourd’hui pour la liberté, pour la plus élémentaire liberté humaine, pour les droits de l’homme. [...] Dans ce pays, nous assistons à un conflit cruel entre races. Là-bas, nous ne voyons pas des hommes d’un pays attaquer, pour des raisons politiques et patriotiques, des hommes d’un autre pays. Là-bas, les enfants naturels d’un même pays se jettent comme des bêtes cruelles contre des enfants naturels du même pays, uniquement parce que ceux-ci n’appartiennent pas à la même race. Tous les jours, de nombreuses vies humaines sont sacrifiées dans des luttes politiques, mais beaucoup plus nombreuses sont celles qui sont anéanties dans les conflits interraciaux. La situation est épouvantable dans le Caucase, où de nombreuses langues sont parlées ; elle est terrible dans l’ouest de la Russie. Qu’elle soit maudite, mille fois maudite, la haine raciale !

Abattez, abattez les murailles qui séparent les peuples. Donnez-leur la possibilité de se connaître librement et de communiquer sur une base neutre, et c’est alors que pourront cesser les atrocités que nous voyons commettre en tant d’endroits.

Nous ne sommes pas aussi naïfs que certains l’imaginent. Nous ne croyons pas qu’une base neutre transformera les hommes en anges ; nous savons parfaitement que les mauvais resteront mauvais, mais nous pensons que le fait de se connaître et de communiquer sur des bases neutres pourra éliminer la plus grande partie de ces crimes, de ces actes inhumains qui ne sont pas causés par une réelle méchanceté, mais simplement par une méconnaissance réciproque et par la volonté de se dominer les uns les autres.

Aujourd’hui, alors que, en bien des endroits, les conflits entre races sont devenus si cruels, nous, espérantistes, devons travailler plus dur que jamais.

Zamenhof parla aussi des responsables d’un pogrom qui venait de mettre sa ville natale à feu et à sang :

De toute évidence, la responsabilité en retombe sur ces abominables criminels qui, par les moyens les plus vils et les plus fourbes, par des calomnies et des mensonges massivement répandus, ont créé artificieusement une haine terrible entre les peuples. Mais les plus grands mensonges et calomnies pourraient-ils donner de tels fruits si les peuples se connaissaient bien les uns les autres, si entre eux ne se dressaient des murs épais et élevés qui les empêchent de communiquer librement et de voir que les membres des autres peuples sont des hommes tout à fait semblables à ceux de notre propre peuple, que leur littérature ne prêche pas de terribles crimes mais la même éthique et les mêmes idéaux que la nôtre ?

Dès 1906, inspiré depuis une dizaine d’années par la pensée du patriarche Hillel l’Ancien (70 av. J.C-10 apr. J.C), sous le titre "Hilelismo", Zamenhof avait publié un article qui en définissait ainsi les principes :

"L’Hillélisme est un enseignement qui, sans éloigner l’homme de sa patrie naturelle, ni de sa langue, ni de sa religion, lui permet d’éviter tout reniement et toute contradiction dans ses principes nationaux ou religieux et de communiquer avec des hommes de toutes les langues et de toutes les religions sur une base neutre, selon des principes de fraternité, d’égalité et de justice réciproques."

Zamenhof, qui se définissait comme “libre croyant“, s’est toujours montré attentif à l’aspect humain des choses. Des décennies de malheurs et d’atrocités n’ont jamais cessé de confirmer sa clairvoyance par rapport aux nationalismes, aux extrémismes politiques et religieux. En 1907, à propos du chauvinisme, il tint ces propos très fermes lors d’un discours prononcé au Guildhall, à Londres :

"Tandis que le pseudo-patriotisme, c’est-à-dire le chauvinisme ethnique, fait partie de cette haine commune qui détruit tout dans le monde, le vrai patriotisme fait partie de ce grand amour universel qui construit, préserve et rend heureux. L’espérantisme, qui prêche l’amour, et le patriotisme qui prêche aussi l’amour, ne pourront jamais être ennemis.

Chacun peut nous parler de toute forme d’amour, et nous l’écouterons avec reconnaissance ; mais lorsque d’amour de la patrie ce sont des chauvins qui nous en parlent, ces représentants d’une haine abominable, ces démons des ténèbres qui incitent les hommes contre les hommes, non seulement entre les pays, mais aussi dans leur propre patrie, alors nous nous détournons avec la plus grande indignation. Vous, noirs semeurs de discorde, ne parlez seulement que de haine contre tout ce qui n’est pas à vous ; parlez d’égoïsme, mais n’utilisez jamais le mot "amour" car, dans votre bouche, ce mot sacré se salit".

En 1914, Zamenhof avait décliné en ces termes l’invitation de la Ligue Juive à participer à sa réunion de fondation qui devait se tenir à Paris :

"Je ne peux malheureusement pas vous donner mon adhésion. Suivant mes convictions, je suis homarano [un membre de l’humanité] et ne peux adhérer aux objectifs et aux idéaux de quelque groupe ou religion que ce soit… Je suis profondément convaincu que tout nationalisme ne peut apporter à l’humanité que de plus grands malheurs et que le but de tous les hommes devrait être de créer une humanité fraternelle. Il est vrai que le nationalisme des peuples opprimés – en tant que réaction naturelle de défense – est bien plus pardonnable que celui des oppresseurs ; mais si le nationalisme des forts est ignoble, celui des faibles est imprudent… L’un engendre l’autre et le renforce, et tous deux finissent par créer un cercle vicieux de malheurs dont l’humanité ne sortira jamais à moins que chacun de nous ne sacrifie son propre égoïsme de groupe et ne s’efforce de se placer sur un terrain tout à fait neutre… C’est pourquoi — bien que je sois déchiré par les souffrances de mon peuple — je ne souhaite pas avoir de rapports avec le nationalisme juif et désire n’œuvrer qu’en faveur d’une justice absolue entre les êtres humains. Je suis profondément convaincu que, ce faisant, je contribuerai bien mieux au bonheur de mon peuple que par une activité nationaliste."

Nous trouvons aussi cette phrase dans son "Appel aux Diplomates" publié en 1915 :

"La fraternisation entre hommes libres et égaux en droits est facile, mais lorsque les uns se comportent en dominateurs à l’égard des autres, tout cela est impossible."

En 1911, à Londres, le Congrès Universel des Races, auquel le Dr Zamenhof avait adressé un mémoire sur cette question, approuva une résolution en faveur de l’espéranto exprimant le souhait que tous les participants "exigent de leurs gouvernements l’introduction de la langue internationale dans les programmes scolaires".

Dans une brochure publiée en 1913 sous le titre “Homaranismo“, il définissait ainsi une éthique morale considérant l’homme comme un citoyen de l’humanité, c’est-à-dire un enseignement que n’aurait pas désavoué Comenius, : “Je ne vois en tout homme qu’un homme et je n’apprécie chaque homme que par sa valeur personnelle et ses actes. Je considère comme barbare toute offense ou pression à l’égard d’un homme parce qu’il appartient à un peuple, à une langue ou à une classe sociale autres que les miens.

Zamenhof avait déjà perçu en son temps ce que Gandhi exprimera ainsi plus tard : “Si un homme atteint le cœur de sa propre religion, il atteint également le cœur des autres religions.

Gandhi était parvenu à des conclusions assez proches de celles de Zamenhof lorsqu’il écrivit en 1938 : "Une étude détaillée des principes fondamentaux de toutes les religions a prouvé qu’elles reposent toutes également sur les mêmes lois morales éternelles". [11]

Il n’est pas exagéré d’affirmer que Zamenhof s’inscrit dans la lignée de ceux qui, comme Gandhi ou Martin Luther King se sont battus sans autres armes qu’une inébranlable force morale afin que tous les peuples puissent retrouver leur dignité et dialoguer dans un esprit que ne sauraient instaurer et vivifier les mots Liberté, Égalité, Fraternité gravés sur la pierre. Dans cette lignée, on y trouve Comenius pour qui l’idée de renouveau social était liée à l’éducation.

Le message de Zamenhof peut être compris par tous les peuples, par les croyants comme par les non croyants, et il suscite le respect de ceux qui en prennent connaissance. Disciple de Gandhi, comme lui favorable à l’espéranto, le grand réformateur social et philosophe indien Vinoba Bhave voyait en Zamenhof un "mahatma" (une grande âme), terme utilisé pour désigner Gandhi ou des personnes ayant une stature morale comparable. Il paraît utile de mentionner que Gandhi s’était prononcé contre la domination de la langue anglaise et s’était dit favorable à l’idée d’une langue neutre telle que l’espéranto. Zamenhof définissait Dieu d’une manière telle que même un athée ayant foi en l’homme pourrait reconnaître sa recherche à travers "cette Force suprême incompréhensible qui régit le monde et dont je peux m’expliquer l’essence, selon ce que me dictent ma raison et mon coeur" [12].

Comme en écho, quatorze ans plus tard, Gandhi écrivait en 1920 [13] : "Je rejette toute doctrine religieuse qui ne fait pas appel à la raison et qui se trouve en conflit avec la moralité".
Lors du cinquième Congrès Universel d’Espéranto qui se tint à Barcelone en 1909, le Dr Henri Dor, éminent ophtalmologue suisse parlant onze langues, fondateur d’une grande clinique de soins ophtalmologiques gratuits à Lyon, suggéra que le Dr Zamenhof soit proposé pour le Prix Nobel. Il n’était pas dans la nature de Zamenhof de rechercher les titres, les honneurs, les médailles. Bien que déjà été promu Chevalier de la Légion d’Honneur en 1905, il s’y opposa. La proposition ne fut donc pas débattue.

En 1959, le Directeur Général de l’Unesco, M. René Maheu, invita tous les États-membres de l’Onu à célébrer le Dr L.-L. Zamenhof en tant que “personnalité importante universellement reconnue dans les domaines de l’éducation, de la science et de la culture”.

A travers le monde, le nombre de rues, places, monuments, édifices publics, etc., aux noms de Zamenhof et de son oeuvre ne cesse de croître au fur et à mesure que la Langue Internationale se propage. Il est actuellement [2005] de 1236 de 59 pays .

Dans une lettre du 16 février 1904 à Carlo Bourlet, l’un des piliers du mouvement pour l’espéranto en France, Zamenhof avait écrit, à propos d’un projet de déclaration sur l’essence de l’espérantisme pour laquelle il espérait collecter des signatures de personnalités : “Pour la « Déclaration » nous pourrions demander aussi la signature de telles personnes qui ne sont pas elles-mêmes espérantistes mais qui approuvent notre cause, et dont les noms glorieux et populaires donneraient un grand poids à notre Déclaration (par exemple Jules Verne et autres) [14]. Zamenhof savait donc déjà que Jules Verne était favorable à l’espéranto. Les circonstances n’ont pas permis qu’ils puissent se rencontrer

Jules Verne

La mort enleva Jules Verne le 24 mars 1905, trop tôt pour lui permettre de vivre l’aventure la plus extraordinaire de l’histoire des langues qui allait se dérouler du 7 au 12 août 1905 à Boulogne-sur-Mer, à une centaine de kilomètres seulement de sa ville d’Amiens. Elle l’enleva trop tôt aussi pour lui permettre d’achever “Voyage d’études [15], son ultime roman dont il avait rédigé le cinquième chapitre. Commencé en 1904, ce livre n’a été publié qu’en 1993.

À Boulogne-sur-Mer, la démonstration fut faite pour la première fois qu’une langue conçue pour la communication internationale — “suffisamment adéquate“, pour reprendre les termes de Comenius —, appartenait au domaine du possible.

Dans le cadre d’un congrès mondial d’espéranto, pas moins de 688 participants de 20 pays connurent le privilège de faire ce dont nos 732 députés européens sont aujourd’hui incapables : bien se comprendre en tout lieu et à tout moment sans intermédiaires, sans frais, sans qu’il n’y ait de privilèges liés au fait que l’on soit ou non natif d’une langue nationale imposée dans le rôle de langue internationale.

Jules Verne avait fait dire à l’un des héros de “Voyage d’études : “L’espéranto, c’est le plus sûr, le plus rapide véhicule de la civilisation.” Près d’un demi-siècle avant l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, l’espéranto, langue de la communication équitable, la moins étrangère des langues étrangères pour tous, transcrivait déjà dans les faits son article premier : “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

En fait de raison, celle qui prime aujourd’hui est la raison d’État dont nous savons qu’elle a mené des chefs d’États à traiter des dictateurs en amis. Cette raison se manifeste par le biais de la langue de Big Brother, qui permet aux gouvernements et aux milieux d’affaires de pays représentant seulement 5,6% de l’humanité native anglophone d’imposer leur façon de voir et de gérer le monde. Cet état de fait contraint 94,4% de la population mondiale à une dilapidation considérable de moyens humains, de temps et de ressources financières pour tenter de maîtriser une langue dans laquelle les plus éloquents pour défendre leurs intérêts seront toujours les natifs.

Directeur du Centre International Jules Verne d’Amiens, Jean-Paul Dekiss a rappelé, dans un article publié [16] dans "Le Figaro" [17], la manière dont Jules Verne voyait déjà en son temps les artilleurs étasuniens conquérants de la Lune : "Ils n’ont aucun remords à voir des pays entiers détruits, des peuples anéantis, du moment que leur puissance et leur richesse en sont augmentées". La comparaison pourrait être faite avec l’attitude négative de Bush, admirateur de Jésus Christ et plus chrétien que lui, par rapport au protocole de Kyoto : "Le mode de vie américain n’est pas négociable !". Cet état d’esprit n’est pas sans rappeler celui de la Marquise de Pompadour lorsqu’elle avait dit à Louis XV — au mépris du sort, à son avis sans importance, des générations futures — : "Après nous le déluge !"...

L’art cinématographique étasunien a énormément puisé dans les oeuvres de Jules Verne mais il a perfidement retiré d’elles les considérations critiques, morales et humaines. Une explication peut se trouver dans ce qu’écrit Jean-Paul Dekiss à propos de certains aspects de l’oeuvre de Jules Verne : "Ils s’attaquent aux moeurs de la société américaine, qui sont l’exemple du monde à venir et l’école des mythologies nouvelles, aussi bien qu’aux savants, distraits ou excessifs, et qu’aux héros eux-mêmes parfois ridicules dans la démesure et dans l’absurdité de leur absolu".

Jules Verne était capable de captiver ses lecteurs et auditeurs, de traiter des thèmes inhabituels avec un grand sens pédagogique que n’aurait pas désavoué Comenius.

L’espéranto est l’aboutissement d’un long cheminement de la pensée dont les premières traces remontent 2000 ans avant l’ère chrétienne avec le prophète Zefaniah qui avait aspiré à une langue “intermédiaire“. Précurseur dans le domaine de l’expérimentation médicale, Claude Galien (131-201) avait lui-même ébauché un système de signes. Bien plus tard, l’abbesse Hildegarde de Bingen (1098-1178) élabora un système universel de signes qu’elle était seule à écrire et à parler. La tradition dit qu’une langue universelle nommée “Balaibalan“ fut élaborée par le cheikh arabe Mohyeddin au XVIème siècle. Le nombre de tentatives de création de langues universelles dépasse largement les 600. Une curieuse allusion à une nouvelle langue culturelle entre les peuples latins et ceux d’Orient peut même être trouvée dans l’ouvrage que Nostradamus publia en 1555 sous le titre “Les Centuries“ :

“Du plus profond de l’occident d’Europe
De pauvres gens un jeune enfant naistra
Qui par sa langue séduira grande troupe
Son bruit au règne d’Orient plus croistra“. [18]

C’est en effet curieux, car les faits semblent lui donner raison puisque beaucoup d’initiatives se développent actuellement sur le continent asiatique en faveur de l’espéranto, aussi bien en Chine qu’en Iran, en Mongolie qu’au Japon, en Corée qu’en Afghanistan ou au Népal…

Le fil conducteur qui va de Comenius au Dr Zamenhof et à Jules Verne mène en fait à une multitude d’autres noms. On pourrait y inclure le réformateur social indien Vinoba Bhave qui avait étudié l’espéranto et avait vu dans le Dr Zamenhof un mahatma, tout comme l’athée Bertrand Russel qui avait vu dans le père de l’espéranto “l’expression de ce que le monde juif a donné de plus noble au monde“.

La démarche de Comenius était liée à l’idée de renouveau social par l’éducation. Avec Comenius, l’idée de langue internationale est encore à l’état de germe inerte. Avec Zamenhof, elle germe, elle pousse, elle s’enracine. Avec Jules Verne, nous retrouvons l’extraordinaire prémonition dont il a fait preuve pour une quantité impressionnante de faits et d’inventions qui se sont réalisées tôt ou tard.

Petite-fille de Jules Verne, Marguerite Allotte de la Fuÿe a écrit qu’il en était partisan, qu’il songeait à consacrer un volume à cette question et jugeait que “la clef du verbe humain, égarée à la tour de Babel devrait être reforgée artificiellement” [19]. Cent ans après la disparition de Jules Verne, la vigueur de cette langue, très visible sur Internet, fait apparaître qu’il avait eu en cela aussi une extraordinaire prémonition.

En fait, l’espéranto était déjà ancré dans la réalité au moment où Jules Verne avait commencé à rédiger le roman “Voyage d’études“, c’est-à-dire en 1904. Contemporain de Jules Verne, décédé lui aussi en 1905, le grand géographe Élisée Reclus avait pu signaler, dans son ouvrage magistral “L’homme et la Terre”, publié en fascicules après sa mort : “dix années seulement après la naissance de l’espéranto, ceux qui l’utilisent dans leurs échanges de lettres dépasseraient 120 000. Combien de langues originales en Afrique, en Asie, en Amérique, et même en Europe, embrassent un nombre de personnes beaucoup plus modeste ! Les progrès de l’espéranto sont rapides, et l’idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes.

Toujours dans ce même ouvrage, il avait écrit aussi :

Cette langue nouvelle est amplement utilisée déjà ; elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent encore, comme une vérité évidente, que les langues ne furent jamais des créations artificielles, et doivent naître de la vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai, c’est que les racines de tout langage sont extraites, en effet, du fond primitif, et l’espéranto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple. (…)

L’inventeur de l’espéranto et ceux qui, dans tous les pays du monde, lui ont donné un énergique appui ne professent nullement l’ambition de remplacer les langues actuelles, avec leur long et si beau passé de littérature et de philosophie ; ils proposent leur appareil d’entente commune entre les nations comme un simple auxiliaire des parlers nationaux.

L’interrogation qui vient tout naturellement à l’esprit à propos d’une langue dont les qualités sont indéniables et reconnues, c’est : “Mais si l’espéranto est si remarquable, comment se fait-il qu’en plus de cent ans d’existence il ne soit pas encore devenu la langue internationale ?“

Cette seule question pourrait faire l’objet d’une conférence à elle seule. S’il est vrai que des modes ou applications techniques peuvent se répandre très vite à travers le monde, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de vaincre le conservatisme, l’esprit de routine, des habitudes profondément ancrées, des préjugés ou aussi d’abolir des privilèges. L’adoption des chiffres arabes a demandé plusieurs siècles. Du fait qu’ils rendaient le calcul accessible à toute la population, l’élite privilégiée par l’aptitude à effectuer des calculs avec les chiffres romains se montra hostile à un tel progrès. Le système métrique, pourtant si logique et si pratique, ne s’est pas encore imposé partout dans le monde après deux siècles d’existence. Nous trouvons encore aujourd’hui des mesures en pouces et en pieds en informatique, dans l’imprimerie, le transport maritime et ferroviaire et dans d’autres domaines.

Derrière la langue hégémonique du moment, l’anglais, il y a des intérêts économiques et financiers absolument colossaux et totalement incompatibles avec le principe d’équité. Il existe donc des pressions énormes pour que l’anglais puisse régner sans partage.

Un ouvrage de 548 pages de texte très dense et solidement référencé rédigé par l’historien allemand Ulrich Lins retrace l’histoire des obstacles et persécutions auxquels l’espéranto a été confronté durant son premier siècle d’existence. Il y aurait là aussi la matière pour une conférence. Publié en 1988 sous le titre “La langue dangereuse“ en espéranto et en allemand, il a été traduit et publié en japonais, russe, italien et dernièrement en lituanien. L’espéranto a été parfois contraint de vivre dans la clandestinité sous des régimes tels que ceux de Staline, Hitler, Salazar et Ceausescu qui ont tenté de l’éradiquer. Des gouvernements prétendument démocratiques ont aussi entravé sa progression. Même le gouvernement français s’est acharné contre lui de 1921 à 1923 à la Société des Nations. En septembre 1923, le délégué de la France eut pour consigne de “refouler définitivement l’espéranto“. L’usage des locaux scolaires fut interdit par une circulaire du ministre de l’Instruction publique, Léon Bérard, que le gouvernement de Vichy nomma ambassadeur au Vatican.

Et certains s’étonnent qu’une langue aussi géniale et remarquable que l’espéranto n’ait pas encore émergé... Nul n’ignore à quels actes de scélératesse peuvent se livrer certains “serviteurs de l’État“ au nom de la raison d’État. L’affaire du Rainbow Warrior en est une parmi bien d’autres encore plus graves. Les tentatives de torpillage de l’espéranto ont bel et bien existé. Elles ont été aidées en cela par le fait que la conscience de ces problèmes est peu développée et que l’information est frelatée.

En 1998, lors d’un voyage à Hong Kong, le premier ministre Lionel Jospin ne trouva rien de mieux, face au monde et à la Chine pourtant ouverte à l’espéranto puisque Radio Chine Internationale en fait un usage quotidien depuis des décennies, que de laisser entendre que l’espéranto appartenait au passé.

Récemment lors d’un symposium qui s’est tenu à Boulogne-sur-Mer, l’historien Jean-Claude Lescure, qui s’est penché sur la question de l’espéranto, a révélé que des pressions énormes avaient été exercées pour empêcher la diffusion d’une émission sur l’histoire de l’espéranto, sur France Culture, le 17 mars 2001. Animée par Jean-Noël Jeanneney, actuellement directeur de la Bibliothèque Nationale de France, l’émission eut tout de même lieu.

Savant et homme politique, François Vincent Raspail (1794-1878) avait écrit ce qui nous servira de conclusion : “Les philosophes et les novateurs qui se placent en tête de la civilisation rencontrent la plus opiniâtre résistance, et de la part de ceux qui souffrent par suite de leur paresse, et de la part de ceux qui profitent de cette paresse pour retarder de tout le poids de leur égoïsme le char si lent de la raison humaine.

Henri Masson

Conférence présentée le 3 mai 2005 à la Médiathèque du Mans sur invitation du Groupe Espérantiste du Maine.