Zamenhof, l’homme qui continue de défier Babel

Publié le dimanche 11 août 2002 par admin_sat

L’enfant

Partagée entre l’Autriche, la Prusse et la Russie, la Pologne n’existe plus au moment où naît, à Bialystok, le 15 décembre 1859, Ludwik-Lejzer (Louis-Lazare) Zamenhof. Aujourd’hui chef-lieu de voïvodie située en Pologne orientale, à proximité de la frontière russe, sa ville natale est alors habitée par des Polonais, des Allemands, des Russes, des Juifs et plusieurs minorités.

Avec une telle diversité de nationalités, de religions, de langues et de moeurs, Bialystok est le théâtre permanent de tensions et de graves incidents. Louis-Lazare en vient dès son enfance à s’interroger sur le moyen d’éradiquer les préjugés de race, de nationalité et de religion.

Fils de Markus, professeur d’allemand et de français, auteur de manuels très renommés de langues et de géographie, rigoureux, très attaché à la culture du savoir, et de Rozalia (Liba), une mère sensible et profondément humaine, le jeune Zamenhof se passionne vite pour les langues. Brillant élève, il se rend bien compte qu’au sein de chacune des communautés qu’il côtoye se trouvent des gens avec lesquels tout problème peut trouver une solution honorable. Il sent que l’impossibilité de communiquer joue un grand rôle dans cette situation. Une passerelle linguistique, au moins entre ces gens-là, ouvrirait la voie à des relations constructives. Idée somme toute pleine de bon sens si l’on considère que des peuples hier ennemis "définitifs" en sont venus à coopérer, et même à établir des liens d’amitié à partir du moment où un nouvel état d’esprit a pu s’instaurer.

Alors qu’il aime la langue russe, dans laquelle il excelle, Louis-Lazare voit pourtant cet état d’esprit, à l’échelle du monde, à travers une langue n’appartenant à aucun pays dominant, sans lien avec quelque nation que ce soit.

Il s’attelle donc sans tarder à la tâche. Il n’a que 19 ans lorsqu’il présente un projet de langue baptisé "Lingwe Uniwersala" à ses camarades de lycée. C’est un triomphe. Mais l’enthousiasme juvénile n’est pas ce qu’il y a de plus durable. Il se retrouve vite tout seul, et les circonstances vont quelque peu perturber ses projets.

Son père l’envoie étudier la médecine à l’Université de Moscou. Hostile à des activités qu’il juge chimériques, il lui fait promettre de ne pas s’occuper de cela durant ses études, et il garde les notes et manuscrits sous clé.

L’étudiant

A Moscou, les études de médecine n’empêchent pas Louis-Lazare de toujours s’intéresser aux langues. A vingt ans, il rédige une grammaire de yiddish qui ne sera jamais publiée. Il tient malgré tout sa promesse quant au projet qui le tient pourtant à coeur.

De par ses origines, la question juive le préoccupe aussi. Il prend part à des activités visant à établir une colonie, voire un pays, où le peuple juif pourrait vivre sa propre vie. Il se rendra compte, après son retour à Varsovie, de la contradiction entre un tel projet et ses aspirations à unir les peuples, d’autant plus que certains comportements excessifs l’inquiéteront. Il décidera par la suite de se mettre avant tout au service de l’humanité tout entière, conscient que c’est seulement ainsi qu’il servira le mieux son peuple et lui restituera sa dignité.

Après deux ans d’études, il revient à Varsovie avec la certitude que son père, homme scrupuleux, a conservé ses manuscrits en lieu sûr, avec l’idée qu’il pourra enfin reprendre ses travaux sur la langue. Sa mère a la douloureuse tâche de lui faire savoir que son père a tout détruit.

L’amertume et la rancoeur cèdent vite la place à la détermination. Quoi qu’il en soit, Louis-Lazare se sent désormais libre. Il a tenu parole. C’est lui qui n’a rien à se reprocher. Il se remet à l’ouvrage. Sa mémoire lui permet de reconstituer l’essentiel de sa langue. Il lui apporte des modifications, des améliorations.

Le Docteur

Louis-Lazare termine ses études à Varsovie puis s’installe comme généraliste. Ses premiers pas dans la vie professionnelle sont particulièrement pénibles. Il exerce sa profession dans des milieux défavorisés. La douleur physique et morale de ses patients le bouleverse au point qu’il ne peut plus tenir. Il décide de se spécialiser en ophtalmologie. La pratique de cette spécialité, toujours dans des quartiers très pauvres à Kherson, près de la Mer Noire, à Grodno, en Lituanie, puis à Varsovie, lui permet de vivre plutôt mal que bien. Il n’est pas homme à s’enrichir à partir de la détresse d’autrui, au point de renoncer parfois à faire payer ses consultations et ses soins.
Le jour, il soigne. La nuit, il travaille sur la nouvelle langue. Il s’accorde peu de sommeil.

1887 : année de la chance

Le 26 juillet 1887, après bien des entraves parmi lesquelles la censure et les obstacles financiers, résolus grâce à son futur beau-père, Louis-Lazare parvient enfin à publier un premier manuel en russe sous le titre "Langue Internationale". Il adopte le pseudonyme "Doktoro Esperanto". "Esperanto" désigne quelqu’un qui espère. C’est son cas. La Langue Internationale se popularisera plus tard sous ce nom.

Il se marie le 9 août 1887 avec Klara Silbernik. Compagne enthousiaste, enjouée, dévouée, collaboratrice efficace, elle a épousé l’homme tout autant que l’idée. Et le beau-père, Alexandre Silbernik, sera toujours là lorsque surviendront des difficultés, partageant l’idéal de son gendre et l’enthousiasme de sa fille.

Le docteur travaille toujours intensivement, malgré bien des épreuves. Il écrit en prose et en vers. Il traduit beaucoup, afin que la Langue Internationale soit éprouvée, rodée, qu’elle n’ait rien à envier aux autres sur les plans de l’expression, de la précision, de l’esthétique.

Des avis favorables se manifestent peu à peu : American Philosophical Society en 1889, Max Müller, l’un des plus éminents linguistes de l’époque, et Léon Tolstoï en 1894. En 1889 paraît la première liste de mille adresses ; il y en aura 5567 en 1900, 13103 en 1905.
La censure du régime tsariste n’est pas parvenue, en 1895, à empêcher l’essor de la langue qui a déjà franchi les frontières de l’Empire russe et qui gagnera les autres continents au début des années 1900. Des sociétés d’espéranto se fondent : 44 en 1902, 308 en 1905

1905 : le triomphe

Boulogne-sur-Mer accueille le premier Congrès Universel d’Espéranto avec 688 participants de 20 pays. Preuve est faite que l’espéranto, utilisé jusqu’alors essentiellement par écrit, fonctionne parfaitement. Les congrès se suivront ainsi chaque année : 1906 à Genève, puis Cambridge, Dresde, Barcelone, Washington, Anvers, Cracovie, Berne. Tout est prêt, le 2 août 1914, pour accueillir 3739 congressistes de 50 pays à Paris. Le congrès n’aura pas lieu. La Première Guerre Mondiale éclate. Zamenhof n’en verra pas la fin.

Le génie

Zamenhof maîtrisait le russe, le polonais, l’allemand, l’hébreu et le yiddish. Il connaissait bien le latin, le grec ancien, l’anglais et le français, assez bien l’italien. Des indices révèlent aussi quelque connaissance de l’araméen. Il avait en outre étudié le volapük, projet de Johan Martin Schleyer qui échoua après une courte période de succès, suffisamment longue toutefois (1879-1889) pour discréditer l’idée de langue internationale construite.

Contrairement à d’autres, Zamenhof ne s’est pas comporté en auteur. Il avait renoncé à ses droits et, en 1912, lors du congrès de Cracovie, il avait déclaré qu’il ne serait plus jamais devant les congressistes, mais parmi eux. Il avait compris qu’une langue ne pouvait être l’affaire d’un seul homme, ni même d’un comité de linguis-tes. Celle qu’il proposait au monde devait être capable de vivre sa propre vie, sans dépendre de son initiateur.

Et en fait sa disparition, le 14 avril 1917, n’affecta en rien la marche de l’espéranto. Il avait vu juste.
De 1912 à sa mort, il s’attacha surtout à des traductions et aussi à réaliser pour les religions ce qu’il avait fait pour les langues : extraire le meilleur d’entre elles pour en faire percevoir l’esprit plutôt que la lettre.

C’est seulement en 1984 que l’on a découvert, en Allemagne, que le Dr L.-L. Zamenhof avait obtenu un brevet d’invention pour une machine à écrire. Faute d’argent pour la mettre sur le marché, il n’en profita pas. D’autres hommes eurent la même idée et l’exploitèrent.

Homme d’abord

Zamenhof s’est toujours montré attentif à l’aspect humain des choses. A la manière de Martin Luther King, sans violence, il s’est battu sans autres armes qu’une inébranlable force morale afin que tous les peuples puissent retrouver leur dignité et dialoguer dans un esprit que ne sauraient instaurer et vivifier les mots Liberté, Égalité, Fraternité gravés dans la pierre.

Aujourd’hui, le Japonais Itô Kanzi continue de réunir ses écrits et discours (49 volumes, plus de 20.000 pages à ce jour) et le professeur Umberto Eco, reconnaît, quant à lui, à propos de l’oeuvre du Dr Zamenhof :
"J’ai constaté que c’est une langue construite avec intelligence, et qui a une histoire très belle"
Lors du cinquième Congrès Universel d’Espéranto qui se tint à Barcelone en 1909, le Dr Henri Dor, Suisse, fondateur d’une grande clinique de soins ophtalmologiques gratuits à Lyon, éminent ophtalmologue parlant onze langues, suggéra que le Dr Zamenhof soit proposé pour le Prix Nobel. Zamenhof s’y opposa. La proposition ne fut donc pas débattue. Ses chances étaient pourtant réelles, car il jouissait déjà d’un prestige moral incontestable et sans frontières. Un mois après, il fut décoré de l’Ordre d’Isabelle la Catholique (la décoration ne lui fut remise qu’en 1911, lors du congrès universel d’Anvers, en Belgique). Il avait déjà été promu Chevalier de la Légion d’Honneur en 1905.

En 1959, le Directeur Général de l’UNESCO, M. René Maheu, a invité tous les Etats-membres à célébrer le Dr L.-L. Zamenhof en tant que "personnalité importante universellement reconnue dans les domaines de l’éducation, de la science et de la culture".
A travers le monde, le nombre de rues, places, monuments, édifices publics, etc., aux noms de Zamenhof et de son oeuvre ne cesse de croître au fur et à mesure que la Langue Internationale se propage.


Sous le titre "L’homme qui a défié Babel", les éditions Ramsay ont publié une biographie du Dr Zamenhof rédigée par René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’Agence France-Presse, et Henri Masson, secrétaire général de SAT-Amikaro. Une nouvelle édition publiée chez l’Harmattan est disponible en toute bonne librairie et au service librairie de SAT-Amikaro où l’on peut trouver aussi sa traduction espéranto : "La Homo kiu defiis Babelon".

Avec 408 pages, de nombreuses sources bibliographiques, des notes, des photos, un index, des adresses, c’est un ouvrage de référence, unique en langue française, dont la lecture est aussi agréable et captivante que celle d’un roman.