"Real politik", Lettre ouverte à Mme Viviane REDING

Publié le lundi 9 août 2004 par admin_sat

C’est erreur de dire que nous ayons langage naturel : les langues sont par institution arbitraire et convention des peuples.

François RABELAIS (1494-1553)
Ecrivain, médecin et humaniste français

Madame la Commissaire,

En 1999, vous aviez félicité un enseignant belge, M. Germain Pirlot, pour son action en faveur de l’espéranto et ajouté : "Le plurilinguisme est une nécessité absolue en Europe. Incorporer dans cet apprentissage de plusieurs langues l’espéranto peut s’avérer être payant à long terme“.

C’était fort pertinent. En effet, bon nombre de pédagogues, Pierre Bovet entre autres, avaient reconnu les aspects bénéfiques de son enseignement, non seulement en tant que langue internationale conçue pour jouer ce rôle, mais aussi comme préparation à l’apprentissage des autres langues et comme moyen d’accès rapide aux autres cultures. Nous en trouvons aujourd’hui des témoignages vivants en la personne de Maxime Rodinson, anthropologue, analyste érudit du monde arabe, auteur d’ouvrages sur l’islam, qui a appris l’espéranto très jeune, puis une trentaine de langues, et de Georges Kersaudy. Auteur de Langues sans frontières (éd. Autrement), Georges Kersaudy a été amené, en tant que fonctionnaire international, à parler, écrire et traduire une cinquantaine langues d’Europe et d’Asie, dont l’espéranto. Précisons qu’il l’avait appris à l’âge de 15 ans. Pour eux comme pour bien d’autres, par exemple pour le linguiste estonien Paul Ariste, dont la légende disait qu’il n’était pas une langue dans laquelle il n’était pas capable de se débrouiller, l’espéranto s’est effectivement "avéré être payant", mais sans attendre le long terme.

L’année dernière, dans une déclaration à l’hebdomadaire belge Le Vif / L’Express, vous avez donné la prééminence à l’anglais par rapport à toutes les autres langues européennes en affirmant que les citoyens européens doivent apprendre deux langues étrangères : l’anglais et la langue d’un pays limitrophe. Ce superbe cadeau, qui consiste à faire l’apologie de l’anglais d’abord, de l’anglais "über alles", porte aujourd’hui ses fruits : pour bon nombre de postes de décisions, des "english native speakers" sont déjà préférés à ceux qui ont appris l’anglais comme langue étrangère, aussi à l’aise et élégants dans cette langue que dans des vêtements mal taillés (voir plus de 700 annonces discriminatoires réservées à des natifs anglophones sur <http://lingvo.org/eo/2/15>, comme c’est le cas pour la couleur de peau dans d’autres domaines). La voie à l’anglomania est ouverte. Ça va des vêtements d’enfants portant des inscriptions en anglais jusqu’à des articles de presse truffés de mots anglais utilisés parfois dans un sens qu’ils n’ont pas en anglais. Répété en choeur par tous les perroquets, ce message est perçu le plus souvent de la façon la plus "réaliste" qui soit par les parents d’élèves : que leurs enfants aient une langue ou plus à apprendre, c’est vers l’anglais qu’il faut de toutes façons se tourner en priorité. Or, naïvement nommé "langue internationale", l’anglais est en premier lieu une langue nationale, celle dont un directeur général du British Council avait déjà pu écrire dans son rapport annuel de 1987/88 : "Le véritable or noir de la Grande-Bretagne n’est pas le pétrole de la Mer du Nord, mais la langue anglaise". Il existe une inconscience totale dans les institutions européennes, et en premier lieu à la Commission, quant à la menace de déséquilibre vers laquelle mène cette politique linguistique qui contraint un très grand nombre d’Européens, essentiellement des jeunes, à se rendre en Angleterre pour y apprendre une langue qui, de par ses dirigeants élus ou occultes, est celle du pays le moins européen de l’Union, à s’imprégner de ses us et coutumes, de ses habitudes, à tomber sous l’influence de ses choix économiques, politiques et sociaux, tout ceci, et même encore plus, au détriment des échanges avec tous les autres pays.

Le 13 janvier dernier, devant le Parlement européen, vous avez déclaré : "(...) Nous avons élaboré notre plan d’action relatif aux langues, sur la base de ce multilinguisme, justement, et permettez-moi de vous dire que le multilinguisme inclut nos langues qui ne sont pas officielles, mais sûrement pas l’espéranto, parce que nous avons assez de langues vivantes qui sont en difficulté pour créer, à côté de cela, des langues artificielles."

Vos propos ont tous les aspects de l’expression d’un profond mépris pour l’espéranto et pour ce qui, d’une manière générale, est artificiel. En langage clair : cachez cette langue artificielle que je ne saurais voir ! Artificiel, dérivé du latin artificialis, signifie "fait avec art". Faut-il en conclure qu’il y a lieu de rougir et d’être complexé de s’exprimer dans une langue faite avec art ? Quand vous utilisez des écouteurs pour comprendre un intervenant dont vous ne connaissez pas la langue, et un microphone pour parler dans une langue qu’il ne comprend pas, et quand au bout du compte ce qu’il entend n’est pas, dans le meilleur des cas, tout à fait conforme à ce que vous avez exprimé, est-ce vraiment naturel ? L’une des grandes figures de la construction de l’Europe, Paul-Henri Spaak, avait dit : "Les interprètes nous font dire ce qu’ils veulent !". Rien n’a changé, sauf les coûts, et pas dans le bon sens pour le contribuable.

Il y a belle lurette que l’espéranto a été reconnu comme langue vivante. Votre intervention a surtout démontré que l’on peut être Commissaire européen responsable de l’éducation et de la culture et avoir de sérieuses lacunes dans sa culture générale.

En 1894, le philologue et orientaliste allemand Friedrich Max Müller, professeur à l’Université d’Oxford, avait déjà donné son avis sur ce qui n’était encore qu’une proposition lancée en 1887 : “J’ai eu souvent l’occasion d’exprimer mon avis sur la valeur des divers essais de langue mondiale. Chacun d’eux a ses bons et ses mauvais côtés particuliers, mais je dois certainement mettre la langue espéranto bien au-dessus de ses rivales.” 1894, c’est aussi l’année où Léon Tolstoï, après l’avoir étudié, écrivit aux éditions Posrednik : "Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut se refuser à faire cet essai.

Dès le début du siècle dernier, le grand géographe Élisée Reclus avait déjà pu faire part de ses observations dans son magistral ouvrage L’homme et la terre (vol. VI), publié en fascicules à partir de 1905 : "Dix années seulement après la naissance de l’espéranto [donc en 1897], ceux qui l’utilisent dans leurs échanges de lettres dépasseraient 120 000. Combien de langues originales en Afrique, en Asie, en Amérique, et même en Europe, embrassent un nombre de personnes beaucoup plus modeste ! Les progrès de l’espéranto sont rapides, et l’idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes. (...)

Chose curieuse, cette langue est amplement utilisée déjà ; elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent encore comme une vérité ardente que les langues ne furent jamais des créations artificielles et doivent naître de la Vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai, c’est que les racines de tous langages sont extraites, en effet, du fond primitif, et l’espéranto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple. (...)

Quoi qu’il en soit, une révolution aussi capitale que le serait l’adoption d’une langue universelle ne pourrait s’accomplir, sans avoir dans la vie des nations les conséquences les plus importantes en faveur de la paix et d’un accord conscient. (...)

L’inventeur de l’espéranto et ceux qui, dans tous les pays du monde, lui ont donné un énergique appui ne professent nullement l’ambition de remplacer les langues actuelles, avec leur long et si beau passé de littérature et de philosophie ; ils proposent leur appareil d’entente commune entre les nations comme un simple auxiliaire des parlers nationaux."

Connu pour ses recherches sur la science des significations, ou sémantique, le philologue Michel Bréal a écrit dans le même sens : “Ce sont les idiomes existants qui, en se mêlant, fournissent l’étoffe [de l’espéranto]. Il ne faut pas faire les dédaigneux ; si nos yeux (…) pouvaient en un instant voir de quoi est faite la langue de Racine et de Pascal, ils apercevraient un amalgame tout pareil (…) Il ne s’agit pas, on le comprend bien, de déposséder personne, mais d’avoir une langue auxiliaire commune, c’est-à-dire à côté et en sus du parler indigène et national, un commun truchement volontairement et unanimement accepté par toutes les nations civilisées du globe.

Secrétaire de l’Institut International de Bibliographie et de l’Office Central des Associations internationales, Paul Otlet avait assisté à l’une des séances du congrès universel d’espéranto qui s’était tenu à Anvers en 1911. A l’inverse de ceux dont l’attitude se résume dans "Je ne suis pas venu, je n’ai rien vu, mais tout m’est connu", il en observa le déroulement sans a priori : “Au début, j’ai beaucoup apprécié l’impressionnante série de quarante discours de toutes les nations du monde. Je me suis dit cependant que les orateurs avaient peut-être appris leur texte par cœur auparavant. Ce n’était donc pas une preuve totale.” Mais la conviction d’Otlet s’est établie après qu’il ait assisté aux débats : “Les discussions animées, les discours improvisés, les interruptions, tout cela était si vivant, si naturel, que vraiment personne n’aurait pu s’imaginer que ces hommes qui discutaient avec tant de passion employaient une langue artificielle !

L’un des linguistes les plus brillants du siècle dernier, Antoine Meillet, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, avait écrit dans un ouvrage dont le titre était déjà très évocateur — Les langues dans l’Europe nouvelle (Paris : Payot, 1918 ; 2ème édition en 1928) : " Une langue est une institution sociale traditionnelle. La volonté de l’homme intervient sans cesse dans le langage. Le choix d’un parler commun tel que le français, l’anglais, ou l’allemand procède d’actes volontaires. Une langue comme “la langue du pays” norvégienne a été faite, sur la base de parlers norvégiens, par un choix arbitraire d’éléments, et ne représente aucun parler local défini. (…) Il n’est donc ni absurde ni excessif d’essayer de dégager des langues européennes l’élément commun qu’elles comprennent pour en faire une langue internationale." Et, ailleurs : "Toute discussion théorique est vaine, l’espéranto a fonctionné." Or, les contradicteurs d’aujourd’hui en restent encore au stade de la théorie. Quand ils ont fait passer les partisans de l’espéranto pour des demeurés, des farfelus ou pour des doux rêveurs, quand ils ont utilisé le mot "artificiel" ou fait l’amalgame entre "volapük" et "espéranto", ils ont déjà fait étalage de tout leur savoir en la matière.

Plus tard, le linguiste étasunien Edward Sapir parvint à la même conclusion : "La nécessité logique d’une langue internationale dans les temps modernes présente un étrange contraste avec l’indifférence et même l’opposition avec laquelle la majorité des hommes regarde son éventualité. Les tentatives effectuées jusqu’à maintenant pour résoudre le problème, parmi lesquelles l’espéranto a vraisemblablement atteint le plus haut degré de succès pratique, n’ont touché qu’une petite partie des peuples.
La résistance contre une langue internationale a peu de logique et de psychologie pour soi. L’artificialité supposée d’une langue comme l’espéranto, ou une des langues similaires qui ont été présentées, a été absurdement exagérée, car c’est une sobre vérité qu’il n’y a pratiquement rien de ces langues qui n’ait été pris dans le stock commun de mots et de formes qui ont graduellement évolué en Europe.
" (Encyclopaedia of Social Sciences, 1950, vol. IX).

Il n’est pas nécessaire d’être un savant pour remarquer que l’espéranto n’est en rien plus artificiel que l’indonésien ou même que cette harmonieuse synthèse de divers dialectes d’Italie qu’est la langue italienne à laquelle Dante Alighieri a tant contribué. Dans son traité philosophique inachevé Il Convivio (Le Banquet), Dante pressentit la possibilité d’une langue commune à toute l’Italie, donc, en quelque sorte, destinée à jouer dans son pays un rôle aujourd’hui comparable à celui de la proposition de l’espéranto au niveau de l’Europe et même du monde : "ll y a une langue qui n’est la propriété de personne, qui est audible dans chaque ville, dans chaque région mais qui n’appartient à aucune ville ou région définie. C’est un nouveau soleil qui brillera là où était l’obscurité. (...) Et on la critique cependant par méconnaissance, par le doute qu’elle conviendrait pour la littérature, seulement par fierté personnelle parce que l’on connaît plusieurs langues étrangères." (chap. 11 et 15) .

Tout a donc été dit, écrit et constaté depuis plus d’un siècle, et vous raisonnez comme si nous étions encore en 1887. Partout dans le monde, il y a aujourd’hui des locuteurs de langues qui reconnaissent dans l’espéranto des traits de caractères de la leur. S’il est vrai que le vocabulaire de l’espéranto est en grande partie issu de langues dites flexionnelles de la famille indo-européenne, et même plus précisément de langues dérivées du latin, il est tout aussi vrai que l’invariabilité de ses éléments de base le rapproche de langues dites isolantes telles que le chinois, et que la faculté de combiner ces éléments entre eux est un trait caractéristique de langues dites agglutinantes telles que le japonais, le coréen, le turc, et même de langues de l’espace européen telles que le hongrois et le finnois. Il est en cela la langue la plus équilibrée qui soit pour un rôle de langue commune non seulement européenne, mais mondiale.

Les termes de dédain que vous utilisez sont par ailleurs assez curieux, car votre argumentation repose au départ sur la question de création de langues artificielles. Or, il n’y a pas lieu de créer ce qui existe déjà : l’espéranto est une langue vivante, un fait socio-culturel. Parmi plus de 600 propositions, il est la seule, et ceci depuis longtemps déjà, à avoir atteint ce stade. Même des linguistes de grand renom ont lamentablement échoué dans leurs tentatives de création d’une telle langue, par exemple le Danois Otto Jespersen, qui proposa le "Novial". L’espéranto ne paraît sans intérêt, voire inutile, qu’à ceux qui ne savent pas s’en servir, et tout argument est bon pour qui veut noyer son chien.

En 1922, le secrétaire général adjoint de la Société des Nations rédigea un rapport qui reconnaissait déjà la valeur de cette langue. En 1924, 42 savants de l’Académie des sciences émirent un voeu en faveur de son enseignement et de son utilisation pratique. En 1954, puis 1985, la Conférence générale de l’Unesco vota des recommandations allant dans le même sens. En 1993, après une enquête pointilleuse, le PEN-Club international, seule organisation d’écrivains reconnue par l’Unesco, admit une section d’espéranto en son sein.

Après avoir effectué des recherches pour préparer un cours au Collège de France sur le thème de La recherche de la langue parfaite (qui a fait l’objet d’un ouvrage édité au Seuil sous ce même titre dans la collection "Faire l’Europe" ), recherches qui l’ont amené à conclure que l’espéranto "est une langue construite avec intelligence et qui a une histoire très belle" le professeur Umberto Eco a avoué qu’il l’avait, auparavant, à tort, considéré avec dédain et amusement, presque avec compassion. Auteur de Linguistic Imperialism (Oxford University Press, 1992) et de English-only Europe ? (Routledge, Londres, 2003), professeur d’anglais à la Copenhagen Business School, Robert Phillipson a reconnu pour sa part, après avoir participé en observateur à un congrès universel d’espéranto à Prague, en 1996 : "Le cynisme par rapport à l’espéranto a fait partie de notre éducation". Le niveau de l’argumentation que vous opposez à l’espéranto souligne de toute évidence que vous évacuez ainsi un sujet sur lequel votre compétence, sans doute aussi du fait de votre éducation, est plus que limitée. Dans ces cas, les phrases lapidaires ou les boutades qui tiennent lieu d’arguments sont de mise. Une ânerie a d’autant plus de chances d’être crue qu’elle est prononcée par une personne haut placée. Ainsi, pour les uns, l’espéranto n’a pas de poésie, pas de littérature, il ne peut pas être chanté ; pour d’autres, il n’a pas d’histoire. Récemment, dans une liste de discussion, quelqu’un laissait entendre que l’humour est impossible dans une telle langue...

Où sont donc vos références, Madame la Commissaire, qui, d’emblée, vous permettent d’écarter ainsi l’espéranto de tout débat, visiblement, trop visiblement, sans examen préalable, sans étude, sans connaissance du sujet, sans recherche personnelle ? Le ouï-dire vous suffit-il ? D’autres vous ont devancée pour ce qui concerne le genre d’argument tournant autour de l’artificialité. Les connaissez-vous ?

L’un des principaux inspirateurs du national-socialisme, qui soutenait la théorie de la supériorité de la race germanique, fut le comte Joseph de Gobineau (1816-1882). Dans son Essai sur l’inégalité des races, il avait soutenu une thèse qui peut aider à comprendre pourquoi l’espéranto n’a jamais joui d’une grande estime dans certaines sphères, surtout extrémistes : "la hiérarchie des langues correspond rigoureusement à la hiérarchie des races" . Ce comportement a contaminé aussi des gens qui, en principe, pensent autrement qu’avec leurs tripes.

En tant que ministre de l’éducation du Troisième Reich, le 17 mai 1935, Bernhard Rust, émit un décret d’interdiction d’utilisation des locaux scolaires pour les cours d’espéranto. Motif : "le soutien à des langues artificielles telles que l’espéranto n’a pas de place dans l’État national-socialiste".

Un décret du 18 février 1936, émis par Martin Bormann sur ordre de Reinhard Heydrich, interdit à tous les membres du parti national-socialiste et des organisations affiliées d’appartenir aux associations œuvrant pour une langue artificielle, ce qui frappait évidemment, en premier lieu, l’espéranto. Motif : pour eux, cette démarche était "en contradiction avec les principes de base du national-socialisme". Ce qu’avait dit Hitler dans un discours vociféré à Münich en 1922 se confirma globalement dans un rapport du Bureau du Reichsführer SS du 3 juin 1939 : "La langue artificielle espéranto fait partie de l’espérantisme, de l’arsenal des juifs."

Quant à Rudolf Hess, le dauphin d’Hitler, il considérait l’espéranto comme "une salade linguistique".

Autrement dit, les références de ceux qui font barrage à l’espéranto, c’est le raisonnement de ceux pour qui les tripes tiennent lieu de cerveau. Ce qui en sort n’est pas particulièrement parfumé, mais, si ça peut vous convenir, Madame la Commissaire, c’est indéniablement naturel.

La démarche qui consiste à plaider pour l’espéranto est-elle en contradiction avec les principes de base qui animent, ou devraient animer, l’Union européenne, un espace démocratique ? L’esprit de cette langue serait-il gênant du fait qu’au principe de hiérarchie, il préfère celui d’équité, d’égalité des droits et des chances ? Où sont-ils ces droits, lorsqu’une langue, celle du plus fort, avec votre soutien, devient "plus égale" que les autres ?

Des hommes et des femmes, en très grand nombre, ont renoncé à une promotion sociale, ont sacrifié leur confort, leur sécurité et même leur vie pour cette langue qui concrétise les idéaux de liberté, d’égalité (ou plus précisément d’équité) et de fraternité. Savez-vous que deux filles et une soeur du Dr Zamenhof ont péri à Treblinka ? Que son gendre fut exécuté par les nazis ? Que c’est dans la clandestinité, "sous le manteau", que cette langue a pu se développer durant certaines périodes et sous certains régimes (en Lituanie jusqu’en 1905 parce que l’impression en lituanien y était interdite par l’occupant, ce qui contraignait à faire imprimer des manuels en Allemagne et à les importer clandestinement ; en Roumanie, de 1928 jusqu’à la fin du régime de Ceausescu ; en Chine lors de la "Révolution culturelle", etc.), ceci sans parler des persécutions autrement plus féroces sous les régimes totalitaires de Staline, Hitler, Salazar, Kim-il-Sung, etc.* ? Sur quoi se fondent donc votre dédain et votre mépris pour une langue qui, comme toute autre langue vivante, sans oublier ses héros et ses martyrs, a ses poètes, ses chanteurs, ses écrivains, ses acteurs, un patrimoine historique et culturel ? Il y a sans doute des noms qui n’évoquent rien pour vous, comme celui de l’intrépide poète aveugle russe Vassili Erochenko que l’espéranto amena à voyager en Extrême-Orient et en Asie du Sud-Est et qui fut invité à enseigner l’espéranto à l’Université de Pékin en 1922. Ceci dans la période où le gouvernement français — celui dont le comportement allait favoriser l’émergence d’Hitler — s’acharnait contre cette langue à la SDN, la période où Hitler lui décocha aussi ses premières attaques. Il y a aussi celui, plus récent, de l’explorateur, ethnographe, muséologue et journaliste yougoslave Tibor Sekelj qui a exploré le monde (le Népal, où il fut l’un des premiers Occidentaux à y pénétrer ; l’Aconcagua, au sommet duquel il planta le drapeau de l’espéranto...). Il a écrit des ouvrages dont l’un, un récit pour les jeunes, a été traduit et édité en 21 langues et primé par le ministère de l’éducation du Japon. Il y a aussi l’écrivain espérantophone écossais William Auld, qui fut proposé voici quelques années pour le prix Nobel de littérature. De tels exemples sont assez nombreux pour justifier la rédaction d’un ouvrage retraçant des destins extraordinaires à l’origine desquels se trouve l’espéranto. Le fait que vous ignoriez tout ceci suffit-il à démontrer qu’il n’existe rien de tout ça ? Avec Internet, la vérification n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui. Le rôle d’un Commissaire à la culture est-il de rejeter, voire de dénigrer, ce qu’il ne connaît pas ? De transmettre plutôt son ignorance que ses connaissances ? Ou l’ignorance de son ignorance ?

Dans votre discours, vous avez ainsi parlé des minorités : "en prenant ces minorités avec nous et en leur disant que nous n’acceptons pas qu’elles soient laissées de côté que nous pouvons les aider, et non pas en construisant un mur entre ceux qui ont raison et ceux qui ont tort." L’espéranto est, de par l’obscurantisme politique, une langue encore minoritaire qui peut faire penser à une langue de diaspora. Par votre discours, vous classez ses locuteurs dans le camp de ceux qui ont tort. Peut-être justement le tort d’avoir raison. Car il y a déjà longtemps que la communauté espérantophone avait pressenti cette dérive linguistique qui menace la construction d’une Europe des citoyens.

Le 4 mars 2003, vous avez prononcé un discours sur le thème de "L’égalité entre les femmes et les hommes et l’avenir de l’Europe" . Or, le rapport de force qui s’est établi à l’encontre des femmes était fondé au départ sur la force physique de l’homme, donc sur la loi du plus fort prioritaire sur celle de l’esprit, de l’intuition et du coeur. La politique est toujours dominée par l’homme, même dans ce que l’on nomme les démocraties, y compris sur le terrain linguistique. L’appui que vous apportez à la langue du plus fort plutôt qu’à celle du coeur et de la raison est en totale contradiction avec votre discours. Bon nombre de femmes ont ressenti que la première injustice consiste à être contraint de s’exprimer dans la langue du plus fort, dans la langue où lui seul est sûr de soi-même. Un aperçu historique du rôle des femmes dans la propagation de l’espéranto apparaît sous le titre "Femmes sans frontières" en section "Documents" du site www.esperanto-sat.info.

C’est affligeant de découvrir que votre attitude par rapport à l’espéranto est dans la parfaite continuité de celle d’Édith Cresson, celle qui vous a précédée et qui n’a pas laissé un belle image de la femme en politique, celle qui, de plus, en 1991, en tant que première femme premier ministre du gouvernement français, s’illustra en qualifiant les Japonais de "fourmis". Que savait celle qui vous a précédée de la vie de ce qu’elle nommait des "fourmis" ? Bon nombre d’usagers de l’espéranto ont établi des relations constructives, enrichissantes, fraternelles ou amicales avec des Japonais, des relations qui ont même parfois débouché sur des mariages. Comme quoi une langue "artificielle" peut mener à tout ce qu’il y a de plus naturel. Pour ceux qui apprennent l’espéranto, il y a au départ un idéal d’estime des autres peuples et la conviction qu’il existe chez eux aussi quelque chose de grand et de respectable. Ce respect s’exprime à partir de la base linguistique la plus équitable qui soit, celle qui n’oblige pas un peuple à apprendre obligatoirement la langue de l’autre sans réciprocité (comme ça se passe avec l’anglais). L’à-plat-ventrisme des gouvernements et des institutions est tel que les peuples anglophones n’ont jamais ressenti aussi peu qu’aujourd’hui le besoin d’apprendre d’autres langues que la leur. L’enseignement de l’espéranto, ou au minimum sa présentation sous son vrai visage dans les établissements d’enseignement, serait infiniment plus efficace et moins coûteux que des campagnes et des discours condamnant le racisme, l’anti-sémitisme, la violence, la fuite dans les stupéfiants ou l’alcoolisme. Quiconque ternit des idées aussi grandes, aussi belles et aussi généreuses que l’espéranto ne récolte que ce qu’il mérite. L’ennui, c’est que les peuples paient les erreurs et les fautes d’appréciation ou de conduite de leurs dirigeants.

Il n’est pas rare qu’il soit fait référence, dans les institutions européennes, au programme Comenius d’échanges européens. Or, il est toujours soigneusement omis de signaler que Comenius (nom latin de l’humaniste tchèque Jan Amos Komensky, 1592-1670), père de la pédagogie moderne, qui plaida pour un enseignement non discriminatoire pour les pauvres comme pour les riches, pour les filles comme pour les garçons, consacra aussi beaucoup d’attention à l’idée de langue commune bien plus simple et accessible que le latin et les langues vivantes "Le monde a besoin d’une langue commune (...) de créer une langue plus facile que toutes celles qui sont déjà connues" (Via Lucis, 1641). Ce à quoi il avait pensé préfigurait déjà l’espéranto. Le nom de Zamenhof mériterait de figurer à côté de ceux de Comenius et d’Erasmus dans un programme européen d’ouverture au monde, un programme qui offrirait un exemple et une plate-forme de réflexion à ce monde que vous dites, dans votre conclusion, vouloir meilleur.

Avec des moyens dérisoires, la communauté espérantophone a réalisé et continue de réaliser des choses prodigieuses. Vous, avec l’argent des contribuables, quel est votre bilan ?

Que doit-on croire en définitive dans les propos que vous tenez d’une année à l’autresur la politique linguistique et l’enseignement des langues ? Est-ce l’heure tardive (minuit et quart) ou un manque de cohérence coutumier de vos propos qui ont fait que l’hémicycle était passablement déserté par les parlementaires lors de votre intervention ?

Vous vous dites tenante de la "real politik", celle qui consiste à prendre des mesures "qui produisent un résultat". Quel est le résultat ?

En voici un qui peut être constaté précisément dans le domaine de la politique européenne : "Dans les cabinets des vingt commissaires, l’Angleterre se taille la part du lion avec huit postes de direction, trois chefs de cabinets (l’équivalent de nos directeurs de cabinets ministériels) et cinq postes d’adjoints. La France, elle, n’en a obtenu que trois. Les Allemands quatre." ( ...) "L’anglais est devenu de fait la langue officielle, ce n’est plus le français, en réalité ça l’était de moins en moins, il y a eu accélération. Ricardo Levi, le porte-parole de Romano Prodi, ne s’exprime plus qu’en anglais alors qu’il parle très bien notre langue. Et Neil Kinnock, qui ne le parle pas, s’est opposé à la nomination d’un Français au poste de porte-parole adjoint." C’est ce qu’écrivait la journaliste Catherine Nay dans Valeurs Actuelles (2-8 octobre 1999), lors de la mise en place de la nouvelle Commission. Elle ajoutait qu’en plus du portefeuille de la vice-présidence de la nouvelle Commission européenne, l’Anglais Neil Kinnock avait obtenu celui de la Réforme de la Commission.

Dans le domaine de l’enseignement des langues, en France, le rapport de 115 pages du sénateur Legendre, publié le 12 novembre dernier, ne fait que confirmer la tendance exprimée dans son précédent rapport n° 73 de 1995-1996. Quelques titres et extraits :

 "La diversification : le pari manqué"
 "L’échec de la diversification à l’école et par l’école."
 " ’le prolongement et la consolidation du *tunnel du tout anglais*’ qui se sont vues confirmées en dépit des harangues du ministère précédent à faire de la diversification le pendant de la généralisation des langues à l’école"
 "de dominant, l’anglais est en passe de devenir hégémonique"
 au niveau des examens d’enseignants : "l’anglais représente plus de la moitié des postes et trois langues, l’anglais l’allemand et l’espagnol en concentrent la quasi-totalité : 97%".

Comment pourrait-il en être autrement, en France comme dans les autres États de l’Union, puisque la Commission européenne est la première à donner l’exemple par sa préférence manifeste pour l’anglais ?

Le tunnel du tout-anglais a de belles perspectives avec votre "real politik" qui permet à un pays pour qui l’idée d’union européenne a toujours été totalement étrangère d’imposer sa langue, celle dans laquelle il est seul à être à l’aise, celle qui, non seulement, ne lui coûte rien, mais lui rapporte des profits considérables et lui donne le plus de chances d’imposer ses vues et ses choix dans la politique européenne. Cette débâcle a une origine dans le pilonnage opéré par des gens qui, comme vous, ont pris position en faveur de l’anglais d’abord, de l’anglais incontournable et qui doit le rester. Or, une véritable maîtrise de l’anglais accapare une telle quantité de moyens humains, matériels et financiers qu’il ne peut rester que la portion congrue pour les autres langues et même pour la lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme.

Cette diversité linguistique que vous appelez de vos voeux tout en donnant la prééminence à la langue tueuse de langues, elle se manifeste brillamment au Vietnam où le gouvernement français s’apprête à cofinancer, à Hanoï, une université internationale "française " [sic !] où l’enseignement sera à 80 % dispensé... en anglais ! (Information de Vox Latina du 18 janvier 2004).

Mieux encore : Ouest-France a publié, ce 16 janvier 2004, une information de Bruxelles sur l’obligation d’utiliser l’anglais pour les panneaux des postes frontières aux portes de l’Europe. Le journaliste, Nicolas Gros-Verheyde, manifeste ainsi son étonnement : "Contrairement à tous les usages qui veulent que les langues soient toutes égales, y compris dans les décisions les plus techniques, les dénominations qui figureront sur ces panneaux ont en effet été rédigées uniquement en anglais. (...) Étonnante au fond, cette décision est également surprenante par son mode d’élaboration. À aucun moment, cette mesure aura été débattue de façon démocratique. Tout s’est déroulé en petit comité, entre experts et diplomates. Pourtant gardienne des traités, la Commission européenne n’a pas eu à intervenir. Tout État membre ayant, en matière d’affaires intérieures ou de justice, les plus sensibles, un droit de proposition, ce texte est ainsi dû à une initiative du gouvernement grec. Le parlement européen a, certes, été consulté. Mais son avis négatif n’a pas été pris en compte. Quant aux ministres concernés, ceux de l’Intérieur et des Affaire étrangères, ils n’en ont même pas discuté personnellement. La décision pourrait ainsi être avalisée, sans autre forme de procès, lors d’un quelconque Conseil des ministres.
Curieux procédé au moment même où l’on discute d’une Constitution destinée à rapprocher l’Europe des citoyens.
"

Cette diversité s’est manifestée de la même façon lorsque la Commission a exigé des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne que leur dossier de candidature soit déposé en anglais. Ce dirigisme est tout de même curieux alors que, lorsqu’il s’agit, par exemple de la concentration des médias, vous avez répondu à une parlementaire, Mme Junker, lors de cette même séance du 13 janvier : "Le traité étant ce qu’il est et la Commission étant la gardienne des traités, je ne peux pas faire mieux. Je n’obtiendrai jamais l’approbation suivie de la Commission si je m’écarte du traité." Y a-t-il donc un élément dudit traité qui autorise la Commission à formuler de telles exigences par rapport à l’anglais obligatoire pour communiquer avec elle ? De quel droit la Commission s’est-elle donc ainsi écartée du traité, comme par hasard, en faveur de l’anglais ? Y aurait-il donc une clause cachée du traité pour l’anglais et une autre contre l’espéranto, et même contre la seule idée d’en débattre ?

Il n’y a d’ailleurs pas que la concentration des médias, il y a bel et bien, aussi, la concentration sur la langue d’un seul pays de l’Union (même si l’Irlande a renoncé à la sienne au profit de l’anglais, elle ne compte pas en tant que pays anglophone) en vue d’acquérir un supplément de pouvoir, une position de force, avec les multiples conséquences néfastes qui s’ensuivent, entre autres dans l’affaire des brevets.

Dans le domaine social, nous assistons à la sélection par la langue avec le recrutement de natifs anglophones auxquels la préférence est donnée plutôt qu’à des citoyens qui ont appris l’anglais comme langue étrangère, même s’ils excellent dans cette connaissance (voir <http://lingvo.org/eo/2/15> indiqué plus haut).

Que faut-il de plus pour illustrer le bilan de votre "real politik" et celui de vos prédécesseurs ?

N’êtes-vous pas surprise qu’en France, et ailleurs aussi, l’idée d’Union européenne ne passionne pas les foules : 30% seulement de sondés, en France, se disent intéressés. Comment pourraient-ils l’être puisqu’ils habitent une maison commune dans laquelle le système qui leur permettrait de se comprendre aisément dans un temps record et d’avoir le sentiment d’appartenance à une même entité est verrouillé ? C’est pourtant un noble britannique, Lord Edgar Robert Cecil (1864-1958), donc un anglophone, futur prix Nobel de la Paix (1937), qui, en 1922, avait exhorté la Commission de Coopération intellectuelle de la SDN à “se souvenir qu’une langue mondiale n’était pas nécessaire seulement pour les intellectuels mais avant tout pour les peuples eux-mêmes“. Ce qui est valide pour le monde l’est aussi pour l’Union européenne, car celle-ci ne peut en aucune manière ignorer l’interdépendance inexorable vers laquelle s’acheminent tous les pays. Formidable outil d’approche des langues et des cultures de l’Europe, par ses aspects linguistiques et propédeutiques, l’espéranto offre un moyen efficace de se démarquer, aux yeux du monde, de la politique arrogante des États-Unis, une politique qui est tombée sous l’emprise des milieux d’affaires et de la haute finance pour lesquels ce qui est humain est étranger, une politique sur laquelle les citoyens ont de moins en moins d’influence.

Quant aux "langues vivantes qui sont en difficulté" que vous croyez défendre en écartant l’espéranto, votre attitude leur garantit un avenir encore plus difficile. La politique qui a été appliquée et qui se met en place ne peut qu’aggraver leur cas. L’espéranto n’a absolument rien à voir dans leur débâcle ou même leur extinction, puisqu’il a été entouré et continue d’être entouré de tabous, puisqu’il est maintenu soigneusement à l’écart de l’enseignement, même d’un simple enseignement d’orientation linguistique, de la politique, du débat citoyen. Et il n’a par ailleurs rien coûté au budget national de quelque pays que ce soit. Du fait que son enseignement exige des moyens de huit à dix fois inférieurs à ce qu’exige n’importe quelle autre langue, et que les gains en temps et en argent que son apprentissage préalable permet pour d’autres langues compensent cet effort, c’est précisément lui qui offre des perspectives en matière de diversification. Nulle autre langue ne permet mieux que lui de briser la résistance initiale (l’inhibition) des élèves face à l’apprentissage d’autres langues. L’espéranto familiarise graduellement l’élève, de la façon la plus ludique et attrayante qui soit, à des formes différentes d’expression, ce que ne permettent, dans le cadre de la scolarité, ni le latin, excessivement compliqué, ni l’anglais, excessivement irrégulier, éloigné de toute logique et par ailleurs propice à la dyslexie.

La diversification est illusoire aussi longtemps que l’espéranto sera maintenu sous une chape de plomb. Avec des moyens dérisoires, plus souvent entravé qu’aidé par bon nombre de gouvernements, l’espéranto n’en a pas moins réalisé de grandes choses que les citoyens sont maintenant en mesure de découvrir. Sur le web, le nom de cette langue est un mot-clé. Le temps où il n’y avait que les médias filtrés, voire plus ou moins censurés, pour s’informer et se documenter est révolu : les jeunes et les moins jeunes ont aujourd’hui la faculté de découvrir par eux-mêmes, grâce à Internet, que l’espéranto fonctionne bel et bien, qu’il ne leur apparaît pas plus artificiel que n’importe laquelle des quelque 7000 langues parlées dans le monde, qu’il leur ouvre un accès rapide et économique à une qualité d’échanges qu’ils n’auraient jamais imaginée quand ils apprenaient leur première langue étrangère à l’école, que son champ d’application ne cesse de croître.

Le comportement de la Commission à laquelle vous appartenez s’apparente à celui d’institutions qui, en d’autres temps, faisaient obstacle à l’usage des chiffres arabes. L’Histoire le retiendra. Vous pouvez juger du sérieux de l’argumentation qui a retardé l’utilisation de ce système tellement plus pratique, tellement plus accessible pour les populations, tellement plus démocratique du fait que le calcul ne restait plus le domaine réservé d’une petite frange de la population, d’une élite aussi arrogante et prétentieuse que médiocre, de ces "classes supérieures, dites intelligentes" auquelles Élisée Reclus avait fait allusion voici près de cent ans.

J’attends avec impatience, Madame la Commissaire, des références sérieuses qui justifient votre attitude, qui vous permettent de considérer que l’espéranto doit être maintenu à l’écart et qu’il n’y a pas lieu d’en débattre dans la cour des grands.

Je n’en reste pas moins convaincu qu’une attitude comparable à celle des professeurs Umberto Eco et Robert Phillipson, ou encore du Dr Inazô Nitobe (1862-1933), membre de l’Académie impériale du Japon, secrétaire général adjoint de la SDN*, vous honorerait, car je n’ignore ni la quantité de dossiers que vous avez à traiter, ni les pressions qui s’exercent autour de vous.

Veuillez agréer, Madame la Commissaire, l’expression de ma considération distinguée.

Henri Masson
Coauteur, avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP,
de L’homme qui a défié Babel. Éditions L’Harmattan.
Ouvrage paru simultanément en seconde édition en 2002
avec sa traduction espéranto chez le même éditeur.

* Voir une présentation de l’ouvrage La langue dangereuse en section "Livres" de http://www.esperanto-sat.info.
** Afin de juger l’espéranto autrement qu’à partir de l’avis de personnes qui n’en savaient pas plus que lui, Inazô Nitobe avait décidé de participer en observateur au congrès mondial d’espéranto qui s’était tenu à Prague en 1921. Bien que maîtrisant l’anglais, dans lequel il avait rédigé divers ouvrages importants dont Bushido — The soul of Japan, traduit et publié dans beaucoup de langues, il en revint convaincu de la valeur de cette langue "artificielle" contre laquelle le gouvernement français d’alors commença à manifester une opposition farouche dont les autres langues, et le français en particulier, paient aujourd’hui les conséquences : "Alors que les riches jouissent des oeuvres littéraires et des traités scientifiques dans l’original, les pauvres et les humbles utilisent l’espéranto comme lingua franca pour leurs échanges d’avis. L’espéranto devient pour cette raison un moteur de la démocratie et d’une relation résistante. Il est nécessaire de prendre en considération cet intérêt des masses dans un esprit rationnel et bienveillant lorsque l’on étudie cette question de langue commune." Inazô Nitobe est toujours une grande figure de la culture au Japon puisqu’un timbre-poste lui a été consacré voici quelques années.
Rien ne vous empêche de retourner en Chine, où vous êtes déjà allée, cette fois-ci pour voir comment se déroule un congrès mondial sans interprètes (Pékin, 24-31 juillet 2004). Voir à ce sujet sur : <http://www.espero.com.cn/uk2004/>