Ce que Jules Verne aurait pu constater

Publié le samedi 12 mars 2005 par admin_sat

D’Amiens à Boulogne-sur-Mer

La mort enleva Jules Verne le 24 mars 1905, trop tôt pour lui permettre d’achever “Voyage d’études”, son ultime roman dont il était en train de rédiger le cinquième chapitre. Trop tôt aussi pour lui permettre de vivre l’aventure la plus extraordinaire de l’histoire des langues qui allait se dérouler du 7 au 12 août 1905 à Boulogne-sur-Mer, à une centaine de kilomètres seulement de sa ville d’Amiens.

En effet, démonstration fut faite pour la première fois qu’une langue conçue pour la communication internationale — aucune langue vivante, ethnique ou nationale, n’est adéquate pour cet usage particulier — appartenait au
domaine du possible.

Dans le cadre d’un congrès international, grâce à l’espéranto, pas moins de 688 participants de 22 pays connurent l’immense privilège de faire ce dont nos 732 députés européens sont aujourd’hui incapables : se
comprendre en tout lieu et à tout moment sans intermédiaires, sans frais, sans qu’il n’y ait de privilèges liés au fait que l’on soit ou non natif
d’une langue imposée dans le rôle de langue commune.

Jules Verne avait fait dire à l’un des héros de “Voyage d’études” : “L’espéranto, c’est le plus sûr, le plus rapide véhicule de la civilisation.” Près d’un demi-siècle avant l’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, l’espéranto , langue de la communication équitable, la moins étrangère des langues étrangères pour tous, transcrivait déjà dans les faits son article premier : “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en
dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

En fait de raison, celle qui prime aujourd’hui est la raison d’État qui a mené des chefs d’États à traiter des dictateurs en amis. La liberté, l’égalité et la fraternité se manifestent par le biais dela langue de Big Brother, la langue de dépendance qui contraint près de 95% (94,4%)
de l’humanité à une dilapidation considérable de moyens humains, de temps et de ressources financières pour tenter de la maîtriser.

Un contact avec le vécu

Jules Verne aurait eu la possibilité de participer
en observateur au premier congrès vraiment international d’espéranto, de faire connaissance avec le Dr Zamenhof à qui la Légion d’Honneur venait d’être remise par le ministre de l’instruction publique Bienvenu-Martin.

Jules Verne aurait pu entendre le discours d’ouverture du Dr Zamenhof. Si l’on considère que Tolstoï avait reconnu être capable de déchiffrer un texte en espéranto avec un dictionnaire après seulement deux heures d’étude de sa grammaire, Jules Verne aurait sans doute pu le comprendre, au moins en partie, s’il n’y avait consacré même que quelques jours. Dans ce discours, Zamenhof avait évoqué une idée forte que Jules Verne n’aurait sans doute pas reniée : “Entre les murs hospitaliers de Boulogne-sur-Mer, sont assemblés non pas des Français avec des Anglais, des Russes avec des Polonais, mais des hommes avec des hommes.
(...) Nous sommes réunis aujourd’hui pour montrer au monde, par des faits irréfutables, ce qu’il n’a pas voulu croire jusqu’ici. Nous allons montrer au monde que la compréhension réciproque entre gens de différentes nations est parfaitement réalisable et que, pour cela, il n’est nullement nécessaire que les peuples s’humilient les uns les autres, que les barrières entre les peuples ne sont pas quelque chose d’inévitable et d’éternel, que l’entente entre des créatures d’une même espèce n’est pas un rêve
fantastique, mais un phénomène parfaitement naturel qui n’a été que trop retardé par de tristes et honteuses circonstances, mais qui devait se produire tôt ou tard, qui accomplit maintenant ses premiers pas, mais qui, une fois en marche, ne s’arrêtera plus et deviendra bientôt
tellement puissant que nos petits-enfants ne comprendront pas qu’il fut un temps où les hommes et les grands de ce monde ne parvenaient pas à se comprendre.

Les entraves n’ont certes pas manqué dans l’histoire de l’espéranto, plus encore que dans celle de l’adoption des chiffres arabes, mais il a tenu bon. C’est à l’occasion de ce congrès que fut accepté le “Fundamento de Esperanto
qui a garanti à la langue sa stabilité sans en empêcher l’évolution et l’enrichissement.

Parmi les congressistes, un adolescent suisse aurait très certainement aimé lui parler : Edmond Privat, l’un des plus grands noms de l’histoire de l’espéranto. Il l’avait appris en 1903. Il fut l’un des principaux organisateurs
du second congrès qui se tint avec succès à Genève en 1906. Il eut des entretiens plus tard avec des personnalités telles que Romain Rolland, Fridtjof Nansen, William James,
Clemenceau, Gandhi, les présidents Woodrow Wilson et Theodore Roosevelt, etc.

Un autre document adopté à l’occasion de ce congrès, la “Déclaration sur l’essence de l’espérantisme”, définissait le sens de cette démarche de façon à éviter toute méprise ou critique injustifiée envers l’espéranto.

Extrait :

Article 1er : “L’espérantisme est l’effort pour répandre dans le monde entier l’usage d’une langue humaine neutre qui, sans s’immiscer dans les affaires intérieures des peuples et sans viser le moins du monde à éliminer les
langues nationales existantes, donnerait aux hommes des diverses nations la possibilité de se comprendre ; qui pourrait servir de langue de conciliation au sein des institutions des pays où diverses nationalités sont en conflit linguistique ; et dans laquelle pourraient être
publiées les oeuvres qui ont un égal intérêt pour tous les peuples. Toute autre idée ou aspiration que tel ou tel espérantiste associe à l’espérantisme est son affaire purement privée, dont l’espérantisme n’est pas responsable.

Jules Verne aurait pu aussi assister à des représentations théâtrales traduites de Molière et de Labiche, constater qu’il existait déjà unelittérature, que la société Hachette fut le premier grand éditeur d’ouvrages en espéranto.

Par la suite, les congrès donnèrent lieu aussi à des réunions spécialisées traitant des sciences et des techniques, de l’enseignement, d’applications
professionnelles, de loisirs, etc.

En cette même année 1905, des organisations émirent des résolutions en faveur de l’adoption de l’espéranto : Premier Congrès International de Physiothérapie (Liège, 11-15 août), Congrès International de la Libre Pensée (Paris, 4-7 septembre), Congrès International de l’Expansion Économique Mondiale (Mons, 24-28 septembre),
Congrès des Instituteurs (Liège), Congrès Socialiste (Chalon-sur-Saône), Congrès des Ouvriers Peintres (Saint-Quentin).

Cet élan se poursuivit les années auivantes jusqu’à la première guerre mondiale, entre autres avec le congrès de la CGT en 1906.

Jules Verne aurait constaté qu’il avait vu juste.


Henri Masson