Plaidoyer pour l’espéranto à l’école

Publié le vendredi 27 mai 2005 , mis a jour le vendredi 16 novembre 2007

Les employeurs et les professeurs d’université ne cessent de se plaindre quant au niveau « médiocre » voire insuffisant des élèves quittant l’école obligatoire. Ces constatations concernent non pas l’allemand ou l’anglais (quoiqu’il y aurait aussi beaucoup à dire) mais la langue française. Comme le relève l’étude PISA 2003 [1], au niveau européen, la Suisse peine surtout en compréhension de l’écrit !

D’ailleurs, les enseignants eux-mêmes le reconnaissent, comme ce professeur genevois du secondaire supérieur : « Les élèves ne comprennent pas vraiment ce qu’ils lisent et, s’ils ont compris, retiennent beaucoup moins qu’il y a dix ou quinze ans » [2]. Un des arguments souvent avancés est celui de la pluralité des langues parlées par les élèves à l’intérieur d’une même classe. En effet, suite aux mouvements migratoires des populations, de plus en plus de non-francophones se retrouvent dans des pays dont ils ne comprennent pas la langue, en tout cas au début. Comme le relève cette enseignante du primaire : « Quand, sur 24 petits, les trois quarts ne parlent pas français à la maison, vous perdez le rôle bénéfique et intégrateur du groupe, qui jouait très bien lorsqu’il n’y avait que quatre ou cinq allophone » [3].

Faut-il alors comprendre que la diversité des langues est un frein à l’apprentissage du français ? Ne pourrait-on pas utiliser cette « chance » pour améliorer les connaissances linguistiques de tous les élèves en utilisant une langue neutre (respectant les autres idiomes, même les plus rares), internationale et dont le vocabulaire vient en grande partie du français ? De plus, pour être efficace, cette langue devrait être, à la fois, facile et rapide à apprendre. Une telle alternative ouvrirait les yeux de beaucoup sur notre monde pluriel ! Comment, ça n’existe pas ? Si, « ça » existe ! Et « ça » s’appelle l’espéranto !

De plus, il permet, dès le plus jeune âge, à un enfant de différencier les catégories grammaticales : le nom, l’adjectif, l’adverbe et le verbe. Il comprendra aussi aisément les rapports que ces éléments ont entre eux dans une phrase. Tout cela est un temps précieux gagné, dès la première année d’apprentissage, et qui servira à l’approche des autres langues par la suite. Grâce à la régularité de sa structure, l’espéranto est un excellent moyen d’enrichir son vocabulaire. Par exemple : paroli : parler, la parolo : la parole, parola : oral, parole : oralement. Alors que le français doit recourir à deux racines (parl- et oral-), l’espéranto montre logiquement que ces quatre mots sont de la même famille. L’élève pourra alors améliorer son niveau et appréhendera plus facilement les autres langues.

Mais la réelle qualité de l’espéranto, c’est qu’il est immédiatement utilisable dans tous les domaines de la vie. Qui n’a pas pesté, alors qu’il estimait avoir un bon niveau scolaire en allemand ou en anglais, de ne pouvoir comprendre un texte littéraire, un livre ou le journal télévisé ? L’Institut de Pédagogie Cybernétique de Paderborn (Allemagne) a comparé le temps nécessaire à un francophone pour parvenir au niveau du baccalauréat en langues : 2’000 heures d’étude pour l’allemand, 1’500 pour l’anglais, 1’000 pour l’italien et … seulement 150 pour l’espéranto [4] !

Gain de temps fort appréciable que l’étudiant pourra mettre à profit pour correspondre avec d’autres espérantistes, voyager (et ainsi s’enrichir intellectuellement), ou encore apprendre d’autres langues et perfectionner la sienne.

Un autre avantage de la langue internationale, outre ses qualités purement linguistiques, est de permettre à ses locuteurs de découvrir d’autres cultures (par la correspondance ou l’hébergement). Cet objectif a d’ailleurs fait l’objet d’un manifeste en faveur du plurilinguisme en France (malheureusement l’option « Espéranto » n’a pas été envisagée) : « Le développement du plurilinguisme est une priorité pour le développement de l’Europe. Tel est le sens du Manifeste en faveur de plurilinguisme et de l’apprentissage des langues dès le plus jeune âge signé par 350 personnalités françaises et étrangères, du monde scientifique, artistique, culturel et politique. Ce manifeste, rendu public en avril 2002, affirme avec force que l’Europe de demain passe par l’apprentissage de deux langues vivantes étrangères dès le plus jeune âge : il n’y a pas d’autres voies pour sauvegarder la diversité linguistique en Europe, pour préserver l’avenir des langues nationales, pour faciliter les échanges entre jeunes Européens, pour offrir à chacun, les meilleures chances de réussite professionnelle, pour favoriser la mobilité en Europe et dans le monde, pour développer le sentiment d’appartenance à une culture et un espace communs. » [5]. Le but de ce manifeste est fort louable, mais le chemin suivi n’est pas le bon. Multiplier la connaissance imparfaite des langues créera toujours un fossé entre un anglophone et un francophone ayant appris l’anglais, par exemple. Alors que l’espéranto, appris bien plus rapidement (soyons modestes, en dix fois moins de temps) permettra à des gens de langues différentes de se comprendre, de philosopher, de débattre, de s’aimer, …

Demandez donc autour de vous quelle est la langue la plus utile aujourd’hui. La réponse sera neuf fois sur dix la même : l’anglais. Pourquoi ? « C’est facile », « Tout le monde le parle », «  On peut aller partout avec l’anglais ». Premièrement, l’anglais n’est pas facile, bien au contraire ; il faut nuancer : sa grammaire est facile mais pas son vocabulaire, sa prononciation ou l’emploi des prépositions (même des enseignants d’anglais le confessent) ! Ensuite, tout le monde ne le parle pas et enfin, avec l’anglais on ne peut aller que là où il est compris. Mais, voilà, l’américanisme a fait son œuvre ! Les parents sont persuadés que plus tôt leur enfant apprendra l’anglais, mieux ce sera. A ce propos, écoutons Jack Lang, ex-ministre de l’Education nationale : « Aucune raison objective ne peut légitimer le choix du ‘tout anglais’ à l’école primaire. Bien au contraire, l’expérience montre qu’une telle orientation n’incite pas vraiment les élèves et leurs familles à une diversification ultérieure : la part plus grande prise par l’anglais en première langue vivante s’est accompagnée d’une réduction de l’éventail de langues réellement étudiées ensuite par les élèves. Laisser ainsi s’installer à l’école primaire l’emprise d’une seule langue donne à penser qu’elle suffirait pour toutes les situations où une langue étrangère est nécessaire et utile. C’est une erreur, due à une mauvaise connaissance de la réalité. La connaissance de l’anglais est indispensable, mais non suffisante. » [6]. Ainsi, le choix de l’anglais comme seule langue étrangère est une erreur. Pourquoi alors ne pas proposer l’espéranto, langue internationale, neutre et qui, surtout, ne vise aucunement à remplacer des langues vivantes existantes ?

Bien sûr, les « bien-pensants » argumenteront que la langue de Shakespeare est omniprésente et que, pour préserver le plus grand nombre d’un autisme international, on a avantage à le choisir [7]. Evidemment ! Cependant, s’il existait une langue encore plus facile et surtout neutre, ne vaudrait-il pas la peine de s’y intéresser ? Et si cette langue permettait aux plus faibles de progresser, ne serait-ce pas une chance à saisir ? Imaginez cette situation : un enfant immigré doit apprendre toute une longue série de pluriels irréguliers français : les chevaux, les pneus, les yeux, les vitraux, …Pour lui, il y a deux difficultés : la première, comprendre chaque mot (donc le traduire dans sa langue maternelle) et ensuite retenir la forme irrégulière du pluriel français.

En espéranto, il lui suffira d’apprendre qu’on ajoute –j à tous les noms et adjectifs pour en former le pluriel, et cela sans aucune exception !! Et voilà notre petit immigré tout fier de pouvoir expliquer que les yeux de sa mère sont bleus. Il pourra même, en espéranto, utiliser diverses façons : la okuloj de mia patrino estas bluaj, la okuloj de mia patrino bluas, mia patrino havas bluajn okulojn, mia bluokula patrino.

Un autre problème que rencontrent souvent les peuples immigrés est l’orthographe française. Pour eux, il s’agit là d’un obstacle quasi insurmontable, tant les exceptions, les lettres muettes, les diphtongues sont nombreuses. L’espéranto pourra aussi aider à mieux appréhender ces difficultés. Par exemple, le pied se dit en espéranto la piedo, on retrouve le d final muet du français. Faut-il écrire élégant ou éléguent ? L’espéranto vient à notre secours eleganta. Evidemment, il ne s’agit là que de deux exemples (parmi beaucoup d’autres) particulièrement marquants, mais le vocabulaire de l’espéranto est à plus de 80% issu du français. La langue internationale aide aussi les francophones : ils pourront former logiquement des mots inexistants en français pour exprimer clairement leurs idées : on connaît l’écurie pour le cheval, l’étable pour la vache, le clapier pour le lapin et la niche pour le chien, mais comment appelle-t-on le lieu de repos des chèvres ou des chameaux ? Sur le modèle ĉevalo -> ĉevalejo, bovo -> bovejo, on construira kapro -> kaprejo et kamelo -> kamelejo sans se demander si de tels mots existent ou non, puisqu’ils sont logiques. L’imagination n’est donc plus limitée par des mots ou des règles arbitraires [8].

Après avoir aidé les étrangers à l’apprentissage du français et les francophones au perfectionnement de leur propre langue, intéressons-nous aux avantages de l’espéranto dans l’acquisition des langues étrangères. Pourquoi donc le français remercie quelqu’un (tout comme l’anglais) et l’allemand remercie à quelqu’un ? Pourquoi dit-on se réveiller mais erwachen (non pronominal en allemand) ? Si je dis « *Je remercie à vous* » ou « *Ich danke dich * », je commets une erreur dans chacune des langues. L’espéranto, de par sa souplesse, « oublie » de tels problèmes et accepte mi dankas vin ou mi dankas al vi.

Un aspect intéressant, et que j’expérimente personnellement, est le bilinguisme. Espérantiste, j’ai noué des contacts épistolaires avec d’autres partisans, notamment en Allemagne. Enseignant l’allemand, je n’ai jamais eu l’occasion de vraiment écrire à quelqu’un dans cette langue très exigeante. Grâce à l’espéranto, j’échange des messages électroniques en espéranto et en allemand avec un germanophone et nous nous corrigeons mutuellement. Quels avantages cela représente-t-il ? J’améliore mon expression de façon ludique et j’aide un étudiant de l’espéranto à se perfectionner. Du point de vue humain, il n’y a aussi que du bon ! Ainsi, « ça » n’a pas occulté une langue vivante mais a rendu un échange fructueux possible. Comment expliquer quelque chose de « difficile » à mon correspondant ? J’emploie alors ou l’allemand ou l’espéranto, selon le vocabulaire à ma disposition. Et quelle importance si je dis mi helpas vin (je t’aide) et lui mi helpas al vi (j’aide à toi), on se comprend, et c’est cela le principal !

Tout cela pour en arriver finalement à une conclusion qui va presque de soi : l’espéranto a toute sa place à l’école et même à l’école primaire, comme première langue étrangère, comme le relève Claude Piron : « (…) l’espéranto peut très bien s’apprendre jusqu’à un degré de maîtrise convenable sans empiéter sur les autres branches. L’enseignement de la langue maternelle n’y perdrait rien – au contraire – si une heure par semaine était consacrée à l’espéranto ou si chaque leçon comportait au début 10 minutes d’espéranto. La langue internationale diffère des autres langues en ce sens que sa régularité rend les structures grammaticales et lexicales phonétiquement et visuellement perceptibles : un cours d’espéranto est, par lui-même, un cours d’analyse grammaticale et de vocabulaire. » [9].

Cette introduction ne serait que profitable à tous les élèves. D’ailleurs la logique « espéranto » existe à l’état naturel chez les enfants : il n’y a pas si longtemps, je demandais à une élève d’une douzaine d’années de quoi s’occupe un écologiste ? La réponse fusa, logique, implacable : de l’école (écologiste – école et –giste de biologiste). Il faut aussi profiter du fait que le très jeune enfant n’est pas encore « programmé » dans une manière de penser. Jack Lang, dans son livre, déjà cité, le rappelle : « (…) développer et encourager la pratique des langues à tous les niveaux du système éducatif. Depuis l’école maternelle, où le jeune enfant a une oreille plus réceptive et plus musicale, jusqu’à l’université en vue de mieux préparer les étudiants à la mobilité. » [10]. Plus l’apprentissage est précoce, meilleur il est. Pour s’en convaincre, voyez les personnes qui ont bénéficié du plurilinguisme à la maison ; ils sautent d’une langue à l’autre, ne se trompent pas, savent parfaitement parler une langue avec leur père, une autre avec leur mère et une troisième avec leurs cousins. Malheureusement, tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents de langue différente. Alors si l’espéranto peut contribuer à une élévation du niveau, pourquoi ne pas, au moins, essayer ?

Bien trop souvent, les critiques proviennent d’une méconnaissance totale de la langue espéranto. Les « spécialistes », aveuglés par des concepts faussés, clouent l’espéranto au pilori sans lui laisser l’occasion de se défendre. « L’anglais est international et marche très bien, alors pourquoi ‘inventer’ autre chose » ? En Suisse, par exemple, les politiciens sont déchirés entre deux choix : quelle langue enseigner d’abord ? L’allemand, le français ou l’anglais ? Au nom de la cohésion nationale, certains ont eu le courage de conserver les langues nationales. D’autres, argumentant qu’il « faut être international » et « donner à l’enfant le plus de chances possibles » ont opté pour l’anglais. Que se passe-t-il donc ? De plus en plus, les jeunes utilisent l’anglais entre communautés linguistiques différentes. Pour certains Suisses-allemands, le « Hochdeutsch » est même devenu une langue étrangère !

Avec l’espéranto comme première langue étrangère, les enfants n’en retireraient que des avantages : meilleur niveau scolaire, civisme, respect, ouverture sur le monde, … Plutôt que de répéter que les élèves n’ont plus le niveau, qu’ils ne peuvent plus se débrouiller, qu’ils n’arriveront à rien, proposons-leur enfin une solution qui a fait ses preuves depuis plus d’un siècle ! Osons franchir le pas !

Jean-Marc Leresche, CH-Le Locle – Mai 2005.