Défense des langues = nationalisme linguistique

Publié le ĵaŭdo 4a junio 2009 par Vito , mis a jour le sabato 5a septembro 2009

Un nouveau thème espérantiste en vogue

Une idéologie à la mode, nouvelle
semble-t-il, fait fureur depuis plusieurs
années dans les milieux espérantistes.
Ses protagonistes la nomment « défense
des langues » et comptent bien qu’elle
apportera au mouvement espérantiste
de nouveaux alliés. Pour notre part,
nous appelons cela du « nationalisme
linguistique ». On rencontre aussi le terme
de « purisme linguistique ». Beaucoup ont
commencé à s’y intéresser lorsque des
cercles proches de UEA (Universala Esperanto
Asocio : Association espérantiste universelle) ont
édité à l’occasion de l’Année Européenne
des Langues (2001) la brochure « Que
chaque langue rayonne à égalité ! »
de Laszlo Gados. La théorie de cet
auteur est qu’une « langue maternelle »
perd sa fonction identitaire lorsqu’elle
s’approprie trop de mots étrangers. Il
soutient la thèse que l’Espéranto, parce
que « neutre » à la différence de l’anglais,
ne peut pas « mettre en danger » les
langues ethniques. Au contraire, selon
lui, « il peut jouer un rôle dans la défense
des langues maternelles ».

C’est vers cette époque que le Centre de
Communication de Bruxelles de UEA, le
BKC, a commencé à mettre en contact le
mouvement espérantiste « neutre » avec
des associations de plusieurs pays prônant
le nationalisme linguistique ; poussant
même l’aplomb jusqu’à projeter que
les espérantistes apportent leur aide pour
coordonner l’activité de ces associations
au niveau international. Bien que le BKC
se soit heurté au scepticisme de certains
et ait commencé à éviter ce sujet épineux
au début de 2003, le projet de créer
une symbiose entre espérantisme et nationalisme
linguistique n’était pas mort.

Le président de UEA, Renato Corsetti, est
toujours discrètement en relation avec
plusieurs organisations européennes revendiquant
le nationalisme linguistique.
Mais UEA ne l’ébruite pas. Lors de l’inauguration
solennelle du Congrès Universel
de Göteborg, Charles-Xavier Durand,
spécialiste en politique linguistique, a
prononcé un discours à l’invitation de
Renato Corsetti. Il a attiré l’attention sur
le fait que les langues nationales sont
« blessées » par des emprunts lexicaux à
la langue anglaise que les « médias injectent
dans les langues nationales tout à
fait artificiellement ». Durand traite effectivement
de l’ordre linguistique mondial
comme s’il était le résultat d’une sorte de
complot. La volonté d’attiser la jalousie
entre groupes linguistiques n’a pas disparu.
En généralisant sur l’ensemble de
la communauté linguistique, il dit que
« ceux qui possèdent les mots et la langue
possèdent aussi la pensée et qu’en
possédant la pensée de l’autre on
possède tout le reste ».

De la « race » à l’ « ethnie »

Au cours des années 80 et 90 les milieux
que l’on qualifie habituellement
de « nouvelle droite » ont connu un
déplacement idéologique : du racisme
à l’ethnicisme, de la xénophobie
à la mixophobie. On a commencé
à promouvoir un nouveau type de
réflexion anti-universaliste de différenciation
des groupes humains qui
s’éloignait de ce qu’auparavant on appelait
« racisme ». Cette idéologie plus
moderne :
 jette l’anathème sur la catégorie biologique
de « race » pour lui préférer
d’autres catégories, telles que : « ethnie
 », « héritage », « culture » et « identité
 »,
 ne hiérarchise pas les groupes humains
en « supérieurs et « inférieurs »,
 souligne le lien entre les ethnies et
« leur terre », en y entremêlant souvent
aussi des idées écologistes et
 condamne la supposée perte
d’authenticité des cultures ethniques
par suite, selon eux, d’une trop forte
intrusion d’éléments culturels étrangers
et à cause de l’immigration des
hommes.

Les groupes concernés, parfois d’extrême-
droite, parfois non, battaient le
rappel tantôt contre les immigrants et
les demandeurs d’asile, tantôt contre
« l’aliénation culturelle » d’une manière
plus générale. On ne pouvait qualifier
ces arguments de « racistes » qu’en
s’en tenant au sens strict de ce mot.
Cette idéologie n’est qu’en partie
nouvelle. Elle a beaucoup à voir avec
les idées nationalistes classiques.
Les chercheurs parlent pêle-mêle de
« culturalisme », d’ « ethnicisme » ou de
« différencialisme ». Beaucoup, au sein
de cette nouvelle droite, se disent
« ethnopluralistes ».

Dans un courant de pensée apparenté
à cette nouvelle droite, on trouve
ce que l’on peut appeler le « néo-espérantisme
 ». Ce concept de « néo-espérantisme
 » selon lequel l’Espéranto
pourrait contribuer à conserver les
cultures ethniques et langues ethniques
minoritaires a connu un regain
de popularité au sein des espérantistes
européens aux alentours de 1970.
L’un de ceux qui ont popularisé ce
concept est assez connu et n’est pas
espérantiste : c’est le théoricien du fédéralisme
ethnique et membre de la
nouvelle droite Guy Héraud. En périphérie
du mouvement espérantiste,
deux de ses amis politiques ont aussi
un rôle : il s’agit d’Andrea Chiti-Batelli
et d’Yvo Peeters.

Certains « défenseurs des langues »,
mais absolument pas tous, appartiennent
à la nouvelle droite. Mais la
réinterprétation de l’espérantisme influencée
par la nouvelle droite a certainement
préparé le terrain pour que le
nationalisme linguistique soit acclamé
sans discernement par de nombreux
espérantistes.

La langue joue un grand rôle dans le nationalisme

Dans les théories ethniques et ethnopluralistes,
la langue est souvent un
thème central. On la perçoit comme
le médiateur de l’identité ethnique,
ou nationale ; cette identité que les nationalistes
traitent comme si elle était
le noyau de l’identité individuelle et
non pas seulement une de ses facettes.
Il n’est pas difficile de reconnaître
l’analogie entre l’idée de pureté de la
langue et celle de pureté de la race.
Eric Hobsbawm, en étudiant le nationalisme
moderne, parle de l’ « évidente
analogie entre, d’une part, l’insistance
des racistes sur l’importance de la pureté
raciale et les horreurs d’une procréation
au sein de couples mixtes et,
d’autre part, l’obstination de tant (on
est tenté de dire : de la plupart) des formes
de nationalisme linguistique au
sujet de la nécessité de purger la langue
nationale de ses éléments étrangers
 ». Mais l’analogie est-elle évidente
aussi pour ces espérantistes qui veulent
absolument croire aux théories
sur le « cannibalisme » linguistique et
sa possible prévention au moyen de
l’Espéranto, parce qu’on les a persuadés
que la vulgarisation de celles-ci
était la dernière chance de victoire de
la langue ?

Si, en plus, on imagine les ethnies
comme des communautés de destin
« éternelles », ce que font habituellement
les nationalistes, alors la disparition
d’une langue, en tant que vecteur
d’une seule et unique « identité », est
quelque chose d’inquiétant et même
de catastrophique.

Impérialisme linguistique et nationalisme linguistique

Il existe aussi des formes de nationalisme
linguistique qui servent à justifier l’expansion
d’une langue. Elles prétendent souvent que
celle-ci se distingue par sa « richesse lexicale »,
sa « clarté » ou sa « beauté » qui la prédestinent
à un rôle de moyen de communication
mondial. Des idéologies nationalistes
linguistiques de ce type sont à l’oeuvre dans
les pays anglophones. Les espérantistes sont
habituellement capables de critiquer avec
acuité le nationalisme linguistique lorsqu’il
fait preuve en même temps d’impérialisme
linguistique. Mais leur sens critique s’avère
atrophié lorsqu’il s’agit d’autres formes de
nationalisme linguistique.

« Manifestations linguistiques »

L’action nationaliste linguistique ne prétexte
même pas « défendre » une langue quelconque,
mais elle a ouvertement un but démonstratif.
Cela se produit surtout à l’occasion des conflits
internationaux. Quand a commencé la guerre
d’agression des États-Unis et de la Grande-
Bretagne contre l’Irak, des linguistes allemands
(appartenant à la Société pour la Langue
Allemande, habituellement plus sceptique que
les autres organisations de linguistes quand il
s’agit de purisme linguistique) ont proposé
une « manifestation linguistique » consistant
à remplacer autant que possible les mots
d’origine anglaise de la langue allemande par
des mots d’origine française. Parmi le public,
et malgré la colère soulevée par l’expédition
impérialiste, on a bien perçu, avec bon sens,
la stupidité de cette proposition. C’est aussi
dans un but démonstratif qu’aux États-Unis
on a eu l’idée ridicule de rebaptiser les « french
toast » et les « french fries » pour les appeler :
« freedom toast » et « freedom fries » ; on voulait
ainsi « punir » la France pour son opposition à
la guerre. Dans les cas cités, le lexique devient
un champ de bataille virtuel. Les nationalistes
n’y combattent que pour attiser le patriotisme
et les antipathies nationales.

Ethnicisation de la politique

Le lien entre nationalisme linguistique et
ethnicisation de la politique n’est pas nouveau.
L’idéologie du fascisme allemand identifiait les
juifs comme porteurs de toutes les idéologies
de dégénérescence. Il n’est pas étonnant
que les nationalistes linguistiques allemands
des années 30 aient adapté leur idéologie à
l’antisémitisme dominant en luttant contre les
« mots juifs » (emprunts lexicaux au yiddisch)
dans la langue allemande. Auparavant c’était
la langue française qui, pour eux, constituait
le principal danger pour la « germanitude ». Ce
n’est pas un hasard si l’attitude de « protection »
de la langue allemande contre les termes
d’origine française a culminé justement
pendant la 1e guerre mondiale.

Purification ethnique des langues

Bien qu’il ne soit pas seul en cause, le purisme
linguistique constitue la forme de
nationalisme linguistique la plus
importante dans l’histoire. C’est une
erreur de lui donner l’appellation de
« défense de la langue ». Le caractère
politique nationaliste de cette opération
est illustré par les conflits qui agitent
quelques associations qui « défendent »
les langues. Au cours de ces conflits,
deux partis s’opposent souvent : l’un
ouvertement d’extrême-droite et l’autre
bourgeoisement « respectable ». Un tel
dualisme de « défenseurs de la langue »
incapables de collaborer est apparu
aux Pays-Bas lors de la séparation entre
Taalverdediging et Natuurlijk Nederland
de même qu’il existe en Allemagne
entre les groupes d’extrême-droite et le
Verein Deutsche Sprache. Ce n’est bien
sûr pas par hasard que la lutte pour la
purification ethnique des langues attire
les extrémistes de la droite.

Le débat au sujet du caractère de la
« défense des langues » n’épargne pas les
espérantistes. La relation entre « défense
des langues » et nationalisme et
xénophobie a commencé à être abordée
entre les espérantistes allemands ainsi
que dans les pages de l’organe de la
GEA, « Esperanto aktuell ».

L’arme du nationalisme linguistique

Le nationalisme linguistique peut être en
désaccord avec les droits linguistiques,
même si les espérantistes sont parvenus
à l’ignorer jusqu’à présent. La purification
linguistique nationaliste qui a été
pratiquée dans quelques états postyougoslaves
lors de la décomposition
de la Yougoslavie a fonctionné en partie
par la contrainte sociale et politique :
les gens craignaient d’être ostracisés
s’ils ne s’adaptaient pas aux diktats
des nationalistes linguistiques qui
ressassaient leur agitation nationaliste
ordinaire pour faire passer en force
leurs réformes linguistiques. Qui s’est
soucié des droits linguistiques de
ceux qui ne voulaient pas s’approprier
une forme linguistique résultant de la
purification nationaliste ? Certainement
pas les espérantistes. Dalibor Brozović,
le président de la Ligue d’Espéranto de
Croatie, la branche croate de UEA, était
l’un de ces linguistes nationalistes qui
dirigeaient l’opération de réforme de la
langue en Croatie !

C’est précisément en temps de guerre
que le nationalisme linguistique se
renforce. C’est alors que se révèle le
caractère mensonger de l’apparence
« culturelle » idyllique que revêt
l’expression « défense de la langue ». C’est
alors que le nationalisme linguistique
se dévoile et laisse apparaître une
idéologie d’atteintes aux droits de
l’homme linguistiques. L’Association
Linguistique Allemande, puissante en
son temps, comptait des espérantistes dans
ses rangs, pour des raisons qui ressemblaient
étonnamment à celles qui sont présentées
aujourd’hui (vulgarisation de l’Espéranto
comme sauveur des langues ethniques). La
dite association était au nombre de ceux qui
portèrent les attaques publiques les plus
virulentes à l’occasion du procès et de la
campagne publique d’indignation mettant en
cause un professeur berlinois qui, au cours de
la 1re guerre mondiale, avait eu l’audace de
parler en français dans la rue avec son épouse
d’origine française. Cette même association
est devenue fasciste avec enthousiasme dès
1933.

Xénophobie pour personnes cultivées

Le nationalisme linguistique a aussi une
fonction en temps de paix. Aujourd’hui il
prépare la voie qui mène à la droite politique
pour les personnes cultivées de la petite
bourgeoisie intéressées par la culture. C’est une
voie qui conduit loin des idéaux universalistes,
en direction de l’ethnopluralisme et une
voie qui semble accessible à des gens que
la xénophobie brute des populistes de
droite n’aurait jamais attirés. De nombreux
espérantistes appartiennent aux groupes
sociaux que les nationalistes modernes
prennent dans leurs filets au moyen de ce
type de nationalisme « éclairé » et de quelques
autres de ses variantes. Les périodiques de
la nouvelle droite font souvent preuve de
sympathie pour les luttes des nationalistes
linguistiques.

Zamenhof : un précurseur de l’anationalisme

Zamenhof a eu une attitude prudente à
l’égard du nationalisme ; dans son projet
sur l’humanitarisme, il a proclamé le
principe du « caractère apatride de la terre
 » (c’est à dire le refus de toute prétention
territoriale sur une base ethnique).
Il n’était pas un nationaliste linguistique
et il a même qualifié de « chauvins nationaux
 » ceux qui considéraient comme
un malheur la disparition des langues
nationales. Il estimait que les éléments
lexicaux communs à plusieurs langues
constituaient une circonstance favorable
pour la création de la Langue Internationale,
disant : « ... je remarquai bientôt
que les langues actuelles possédaient
une immense réserve de mots tout prêts,
déjà internationaux, connus par tous les
peuples et constituant un vocabulaire
précieux pour une future langue internationale ; j’ai donc évidemment utilisé ce
trésor. » Il est peu probable que Zamenhof,
en esprit éclairé passionné de langues,
n’ait pas entendu parler de purisme
linguistique d’inspiration politique, mais
il n’a jamais proposé de symbiose entre
ce courant et l’espérantisme. Il a considéré,
avec raison, que l’emprunt lexical
entre langues était une circonstance qui
facilitait la communication internationale
et l’évolution de la langue internationale.

L’Espéranto ne « sauvera » pas les autres langues

Des éléments de l’Espéranto sont capables
de pénétrer profondément dans les
langues ethniques, tout autant que des
éléments de l’anglais. Nous disposons
pour cela d’expériences. Qui n’a jamais
entendu des espérantistes parlant entre
eux en langue nationale et lançant des
expressions typiques de l’Espéranto et
de son mouvement ? Il est difficile de prévoir
la similitude de ce phénomène avec
l’assimilation par les langues nationales
d’expressions anglaises spécialisées ou
propres à un groupe que l’on peut observer
dans certains milieux professionnels,
parmi les adeptes de sous-cultures
pour jeunes etc. L’argument selon lequel
l’Espéranto, parce que neutre, n’est pas
en capacité de « mettre en danger » les
autres langues, est naïf et loin de la réalité.

Personne ne peut prédire avec certitude
les effets macrosociaux qu’aurait la « victoire
finale » de l’Espéranto. Ne peut-on
pas au moins émettre l’hypothèse que
la généralisation d’une langue internationale
facile à apprendre accélérerait
les échanges culturels de toutes sortes
et hâterait le processus de convergence
culturelle mondiale qui est de toute façon inéluctable ? En quoi le caractère
« neutre » de l’Espéranto le mettrait-il
dans l’incapacité de remplacer, même
totalement, les autres langues, là où les
circonstances y seraient favorables ?

La réputation de l’Espéranto y gagnerait,
si ses utilisateurs s’abstenaient de
tout fantasme linguo-sociologique sur
le fait qu’il serait capable de « sauver » les
autres langues soit de leur « pollution »
par des éléments lexicaux exogènes,
soit de leur disparition. Elle y gagnerait
encore plus, si les espérantistes s’intéressaient
suffisamment à la « diversité
culturelle » toujours vantée pour remarquer
qu’elle ne présente pas qu’une face
ethnologique, au lieu de faire entendre
sans cesse un refrain défraîchi repris aux
ethno-pluralistes de la nouvelle droite.

De la « paix » à la « diversité culturelle »

Effectivement, il s’est produit au cours
des années 70 et 80 une « révolution copernicienne » dans le mouvement espérantiste : celui-ci a radicalement modifié
la perception qu’il avait de lui-même. Le
leitmotiv « paix » a cédé la place à « diversité
culturelle ». On peut remarquer que
le lien idéologique entre l’Espéranto et
la paix devenait problématique précisément
parce que les précédentes générations
de doux rêveurs l’avaient trop
ressassé en répandant leurs visions risquées
et incroyables au sujet d’une pacification
du monde qui serait réalisée
principalement grâce à l’Espéranto.

Pendant une courte période, il y a quelques
décennies, la théorie prétendument
de gauche selon laquelle l’Espéranto
sauverait les petits peuples et les
langues ethniques menacés par l’ « impérialisme
culturel » s’est emparé des
têtes et des coeurs, surtout chez les jeunes
espérantistes. Mais de telles idées
commencent maintenant à rencontrer
de plus en plus de scepticisme, parce
que l’influence sociale des nationalismes
« de gauche » est en recul. Imaginer
qu’elles disparaîtraient spontanément
serait cependant trop optimiste. Il est
nécessaire de faire preuve de patience
dans la critique.

Le nationalisme linguistique : petit espoir ou piège ?

Combien d’adeptes de la victoire finale
croient que l’Espéranto doit vaincre
maintenant, car sinon il ne vaincra jamais ? Cela explique-t-il qu’ils s’accrochent
au minuscule brin d’espoir apporté
par le nationalisme linguistique ?
Force est de constater que le nationalisme
linguistique donne de faux espoirs.
A supposer que, dans l’avenir, l’Espéranto
serve de modèle à des relations
linguistiques plus équitables (ou bien
même qu’il obtienne la « victoire finale
 »), cela ne pourra se faire que dans le
contexte d’un ordre social radicalement
égalitaire, ce qui n’est pas le cas maintenant.
En attendant, la communauté des
espérantophones risque bien de perdre
sa crédibilité dans des aventures idéologiques.

Réaction 1 (parue dans La Sago n°56) :

Nationalisme linguistique ou jacobinisme ?

Je voudrais tout d’abord parler du Luxembourg
où la diversité des langues semble ne pas poser
de problèmes d’après l’article « Plurlingveco en
Luxemburgio » (p 14 , La Sago 55).

A propos de l’article ci-dessus, je voudrais
dire qu’il existe un nationalisme linguistique
incarné par l’extrême droite. Sous prétexte
de défendre la langue française, Marine Le
Pen s’oppose aux panneaux bilingues dans
les villes bretonnes. Plutôt que nationalisme
français je préfèrerais parler de jacobinisme
(Le Pen n’est-il pas allé défiler à Valmy ceint de
son écharpe bleu-blanc-rouge ?).

Reconnaître les diversités linguistiques c’est
reconnaître l’Humanité justement dans sa
diversité. Nous ne sommes pas des robots,
tous coulés dans le même moule Mac Do Coca
Cola où risquent de nous entraîner les tenants
du tout anglais. L’espéranto est plus à même
que l’anglais de défendre cette diversité
linguistique.

Quand on sait que dans le Monde une langue
disparaît toutes les deux semaines, ça vaut le
coup de protéger aussi les langues minoritaires
contre les langues hégémoniques.

Daniel Houguet

Réaction 2 (parue dans La Sago n°57) :

C’est un article fort ambigu que, sous la
signature de Gary Mickle, publie La Sago
de juin. On y apprend (c’est le titre) que
« défense des langues = nationalisme
linguistique ». Il y est exposé que les
espérantistes qui voient une corrélation
entre leur action et la défense des
langues vivantes (menacées, toutes
menacées par l’anglais) sont des
« nationalistes » linguistiques, victimes
d’une « idéologie à la mode », laquelle,
comme tout nationalisme, flirte avec
l’extrême-droite - et des noms sont
fournis d’espérantistes d’extrême-droite.
Or, l’extrême-droite, c’est bien connu,
utilise la langue comme marqueur de
l’ethnie, et mélange ethnie et race.
Et voici les espérantistes visés rangés
directement sous la bannière des
racistes !

Or, la défense des langues, c’est avant
tout la défense de la richesse, de la
diversité et de la pluralité humaines.
Et être favorable à l’espéranto, c’est
entre autres pour éviter qu’une
langue s’appuyant sur de colossales
puissances économiques, politiques et
militaires s’étende au reste de la planète
et l’uniformise linguistiquement.

L’espéranto ne menace rien ni personne,
et l’on n’imagine assurément pas un pays
adoptant l’espéranto comme langue
nationale à la place de la sienne.

Il y a donc une corrélation étroite entre
défendre sa propre langue et être
espérantiste. Je le suis, et suis membre
d’Avenir de la Langue Française - dont
les membres ne sont certes pas en
majorité de droite.

Défendre le français n’est assurément
pas nationaliste : Avenir de la Langue
Française et d’autres organisations
de défenseurs de la langue française
ayant créé le Prix de la carpette anglaise
pour « récompenser » les fanatiques
de l’anglais en France, ils ont tout
récemment aidé des homologues
italiens à créer un prix équivalent dans
leur pays. Défendre le français est donc
défendre aussi l’italien – et toutes les
autres langues. Si l’on rappelle par
ailleurs que de grands linguistes ont
été favorables à l’espéranto (Antoine
Meillet et Edward Sapir avant guerre,
une Henriette Walter aujourd’hui), c’est
bien évidemment parce que la diversité
linguistique est essentielle à leurs yeux,
et adopter l’espéranto dans la communication
internationale serait la garantie
que le navaho, les langues sioux et bantou,
le vepse et le zyriène, le sérère et le
peul, les dialectes d’Asie du sud-est, de
Micronésie ou de Mélanésie, les deux
mille langues de Papouasie, ne seraient
pas condamnés à la disparition.

L’article porte un doigt accusateur
contre des personnes qui s’inquiètent
de l’abondance des emprunts anglais
dans les langues vivantes contemporaines.
Cette question des emprunts
doit être étudiée, soupesée, et ne peut
faire l’objet d’un jugement a priori. Deux
exemples : au XVIe siècle, le français a
adopté un nombre considérable de
mots italiens ; lorsqu’on fait le bilan de
ces emprunts quatre siècles plus tard,
on s’aperçoit qu’environ la moitié des
emprunts faits à l’italien à l’époque se
sont maintenus ; ils n’ont finalement servi
qu’à enrichir la langue française. Fort
bien. Maintenant, ces résultats sont-ils
transposables dans le monde actuel ?

Pouvons-vous nous dire que le français
peut engranger autant de mots anglais
qu’il veut, et que, plus tard, un tri se fera
spontanément dans la langue ? Hélas, les
conditions ont fantastiquement changé,
et le problème est de se demander s’il y
aura un « plus tard » - dans quatre siècles,
existera-t-il encore un français, où
l’on pourrait étudier le pourcentage de
mots anglais qu’il contiendrait ? En fait,
les dangers sont infiniment plus grands
qu’au XVIe siècle, et c’est pourquoi - c’est
mon deuxième exemple - aujourd’hui
l’Etat du Québec paye un organisme,
composé de linguistes, dont l’unique
rôle est de produire journellement des
traductions des néologismes anglais.
Parce qu’ils voient bien que sans cet effort,
le français québécois se saturera de
mots anglais, et un jour sera emporté, la
population découvrant qu’elle a intérêt
à passer purement et simplement à cette
dernière langue. Les deux exemples
que je donne sont donc contradictoires
 : acceptation totale dans le français
au XVIe siècle, exclusion de l’emprunt
dans le québécois contemporain. C’est
pourquoi, je le répète, on doit se passer
de tout jugement a priori, et de taxer de
« nationaliste linguistique » une personne
qui s’inquiète des emprunts anglais
dans sa propre langue.

Enfin, faire état des espérantistes d’extrême-
droite, fort peu nombreux au demeurant,
c’est paradoxal dans un mouvement
qui, par définition, n’entend
pas vouer son destin à un courant politique
particulier. Heureusement qu’il y
a des espérantistes d’extrême-droite : le
contraire serait inquiétant.

Bernard Sergent

Texte original en espéranto de
Gary Mickle
,
traduit par JoLoCo.