Il faut tenir compte d’habitudes linguistiques différentes

Publié le mardi 7 janvier 2003 par admin_sat

Une langue internationale se trouve dans une situation particulière du fait qu’elle doit rester claire pour tout le monde alors qu’elle est utilisée par des personnes dont les habitudes linguistiques sont différentes. Dans certaines langues, un même pronom relatif peut désigner à la fois le sujet et l’objet de l’action ; la confusion est alors évitée par d’autres moyens linguistiques. C’est ainsi que l’anglais utilise l’ordre des mots : "l’ami qu’a vu mon père" et "l’ami qui a vu mon père" se traduisent respectivement par the friend that my father saw et the friend that saw my father (on peut remplacer that par who, qui est invariable dans la langue parlée mais a un accusatif — whom — dans la langue écrite ; en outre, le pronom relatif peut être sous-entendu lorsqu’il désigne l’objet de l’action : the friend my father saw ; mais quelle que soit la variante adoptée, l’ordre des mots est absolument rigide).

En espagnol, l’ordre des mots est libre et la distinction est assurée par l’introduction d’un monème "accusatif", la préposition a, qui permet d’identifier le complément d’objet direct, de sorte que les deux expressions se disent respectivement : el amigo que vió mi padre et el amigo que vió a mi padre.

Si les auteurs d’une langue internationale optent pour un seul pronom relatif, par exemple que, pour désigner et le sujet et l’objet, en partant du principe que l’ordre des mots évitera toute confusion, leur attente se justifiera peut-être en ce qui concerne les anglophones, mais il est extrêmement douteux que les personnes d’autres langues — latines et slaves notamment — dont les habitudes linguistiques vont à l’encontre de cette rigidité, sauront se surveiller suffisamment pour ne jamais placer le sujet après le verbe. Elles risqueront fort d’exprimer l’idée "l’ami qu’a vu mon père" par le amico que videva meo patre, qu’un Anglo-Saxon comprendra forcément comme "l’ami qui a vu mon père". En espéranto, le risque de confusion est absolument nul, comme le montrent les deux phrases : la amiko, kiun vidis mia patro et la amiko, kiu vidis mian patron. Cet exemple n’est pas théorique. J’ai lu un jour un texte en Interlingua où figurait la phrase dracones que occide los homines. J’ai demandé à un adepte de ce projet de langue internationale si cela voulait dire "des dragons qui tuent les hommes" ou "des dragons que tuent les hommes". Il m’a répondu que la phrase pouvait avoir les deux sens. N’est-ce pas grave pour une langue aux ambitions mondiales ? Ce qui peut passer dans un texte littéraire serait inadmissible dans un texte technique, politique ou juridique, où il est impératif de savoir qui fait quoi à qui.

La meilleure preuve que cette tendance est réelle, c’est que ce type de confusion s’observe chez des francophones et des personnes d’autres langues lorsqu’elles rédigent en anglais. Quand j’étais réviseur à l’OMS, il m’est arrivé plus d’une fois de rencontrer des phrases dont l’auteur, une fois consulté, donnait une interprétation radicalement différente de ce que, sans s’en rendre compte, il avait effectivement exprimé. Tel est par exemple le cas d’une phrase comme the social conditions that caused the armed conflict, ce qui signifie "les conditions sociales qui ont provoqué le conflit armé" alors que l’auteur voulait dire "les conditions sociales qu’a provoquées le conflit armé." Croire que le contexte suffit à éliminer le problème est illusoire. J’ai assisté à trop de malentendus au cours de mes activités dans les organisations internationales pour admettre pareil argument.

Dans les textes juridiques, les résolutions, les traités, les exposés scientifiques, on ne saurait prendre trop de précautions lorsqu’on a affaire à des personnes de culture et de mentalité différentes. Il existe en effet chez les personnes de même culture une connaissance très subtile de la signification la plus probable dans les cas où le matériel linguistique ne fournit aucun indice, mais cette intuition est le résultat de milliards d’interconnexions et de références inconscientes qui tiennent à la pratique quasi-exclusive d’une même langue pendant de nombreuses années. Ce facteur n’est d’aucun secours dans les conditions propres à l’usage international.

La marque de l’accusatif représente une richesse toute particulière du point de vue de la clarté et de la souplesse de l’expression, lorsqu’elle s’ajoute, non seulement aux substantifs, mais aussi aux adjectifs et participes qui s’y rapportent (ce qui est forcément le cas de l’espéranto, puisque l’analyse grammaticale y est par principe immédiatement perceptible). En français, la phrase "Elle a mentionné le fils du berger qui avait emmené le troupeau..." ne permet pas de savoir si les moutons ont été emmenés par le berger ou par son fils. Dans la version espéranto

la présence ou l’absence du -n. élimine toute ambiguïté. Voici un deuxième exemple cité entre autres nombreux cas par G. Waringhien dans une remarquable étude sur l’accusatif en espéranto (Lingvo kaj Vivo, La Laguna : Stafero, 1959, pp. l30-l61), la phrase de Victor Hugo : "Il aimait son fils, ce vainqueur" : li amis sian filon, tiu venkinto (le vainqueur est le père) ; li amis sian filon, tiun venkinton (le vainqueur est le fils).