L’équité, ça commence au bout de la langue

Publié le samedi 21 août 2004 par admin_sat

Pour justifier leur démarche, les partisans de l’Ido et d’autres projets laissent entendre qu’il y a mieux que l’espéranto, ou ils colportent l’idée d’échec de l’espéranto, ce contre quoi le professeur André Martinet, dont il faut rappeler qu’il a travaillé au sein de l’IALA, a exprimé son désaccord : “Quel sens donner à l’affirmation « L’espéranto a échoué ? » ? Plus exactement, il a réussi, mais avec des limites (…) L’espéranto n’a pas échoué : par rapport à toutes les autres langues auxiliaires internationales, il a réussi. [1] Le professeur Umberto Eco a été tout aussi catégorique lors de l’émission de Paris Première déjà citée (27.02.1997) : “Tous les mouvements de langues internationales ont raté, et non l’espéranto qui continue de rassembler des quantités de gens à travers le monde, parce que derrière l’espéranto, il y a une idée, un idéal.

Or, derrière l’Ido, il y a le vide, c’est une langue sans âme née d’une conspiration.

Les reproches faits à l’espéranto sur le plan linguistique sont peu fondés, voire même sans fondement. L’Ido est loin d’apporter les améliorations significatives qui justifieraient d’abandonner l’espéranto. Les idistes ont pensé éliminer des complications superflues tout en ajoutant d’autres qui le sont effectivement. Parmi les aspects accusés, il y a… l’accusatif. Sa suppression est absurde, comme l’a démontré en détail Claude Piron, ancien traducteur de l’ONU et de l’OMS pour l’anglais, l’espagnol, le russe et le chinois [2]. Il est certain que, pour la fidélité et la souplesse dans les traductions, l’accusatif est d’une grande utilité. Il permet de respecter l’ordre des mots de la langue originale, par exemple commencer une phrase aussi bien par le complément d’objet direct que le sujet et même le verbe. C’est fort utile en poésie et en littérature en général où l’espéranto offre, de ce fait, une plus grande souplesse et une plus grande fidélité dans les traductions. C’est impossible en Ido, comme d’ailleurs en français ou en anglais où l’ordre des mots est rigide : sujet-verbe-complément d’objet direct. Otto Jespersen l’avait lui-même conservé dans son Novial, et le professeur W.E. Collinson avait écrit en 1924 : “La question générale de l’usage de l’accusatif est intimement liée à celle de l’ordre des mots. L’expérience a montré combien la valeur d’un ordre souple des mots est grande pour celui qui parle et écrit. Un minimum irréductible de flexion n’est pas un prix trop lourd pour un privilège qui permet à celui qui écrit de donner plus de relief à ses idées principales et parvenir à des effets de rythme plus satisfaisants. [3]

Dans une conférence intitulée “Esperanto sentata de koreoj” (L’espéranto ressenti par les Coréens), le professeur BAK Giwan (Corée du Sud) a dit à propos de l’accusatif : “C’est aussi une chose très facile pour les Coréens parce qu’on l’exprime aussi de la même manière en coréen.

L’Ido a négligé d’autres coutumes linguistiques et s’en est éloigné. De ce fait aussi, il représente une régression. Or, l’évolution du monde nous met de plus en plus en contact avec des peuples qui ont des langues très différentes des nôtres, par exemple les Chinois — qui représentent tout de même plus d’un milliard de locuteurs —, dont les langues (chinois et mandarin) sont constituées par des éléments de base invariables, comme en espéranto. La particularité de l’espéranto est que de nombreux peuples ont l’impression d’y reconnaître certains traits caractéristiques de leur propre langue.

L’accord de l’adjectif, dans lesquels les idistes voient une anomalie, est un élément de précision. A quel titre serait-ce une anomalie ? En considérant l’anglais comme une langue “normale” ? Parler de “complication” est ridicule quand on sait que cet accord se fait par deux lettres seulement, une pour le pluriel et une autre pour l’accusatif (à comparer avec l’accord dans certaines langues nationales !). Chaque mot porte en quelque sorte sa carte d’identité, ce qui permet de voir d’emblée à quel autre il est rattaché.

Les lettres accentuées ont l’avantage de rendre la langue vraiment phonétique, ce qui est appréciable pour ceux qui ont un autre alphabet ou des idéogrammes, et aussi pour le traitement par ordinateur, notamment pour la synthèse vocale. Les gênes qu’elles ont causées au temps où l’imprimerie nécessitait la fonte de caractères en plomb ne sont rien à côté des avantages qu’on en retire déjà et qui en seront retirés au fur et à mesure que l’usage de l’espéranto se répandra. Des programmes informatiques et même des systèmes d’exploitation d’ordinateurs l’incluent parmi les langues dans lesquelles ils sont utilisables.

La plupart de récriminations des idistes sont de ce tonneau-là, comme par exemple les terminaisons “a” et “o” pour le genre. Ils exigeaient aussi, par exemple, le remplacement du préfixe “mal” par “des” pour indiquer le contraire, ce qui n’apporte vraiment rien. Il y a autant d’avis que de linguistes. Il serait illusoire d’atteindre un avis unanime de tous les linguistes sur tel ou tel détail d’une langue construite et c’est bien ce qu’avait compris, dès 1918, le professeur Antoine Meillet (1866-1936), professeur au Collège de France : “La possibilité d’instituer une langue artificielle aisée à apprendre et le fait que cette langue est utilisable sont démontrés dans la pratique. Toute discussion théorique est vaine. L’espéranto a fonctionné“ [4]. Or, même dans les périodes les plus sombres de l’histoire du monde, même dans la clandestinité, aussi bien sous le régime de Vichy que sous Ceausescu en Roumanie, à Barcelone pendant la guerre civile d’Espagne, dans les moments les plus durs de la guerre du Vietnam, à Sarajevo durant le siège [5], l’espéranto n’a jamais cessé de fonctionner. Il fonctionne même aujourd’hui dans des camps de réfugiés en Tanzanie, en Iran (depuis la guerre d’Afghanistan) et ailleurs comme moyen de faciliter le dialogue entre de locuteurs de langues diverses.

L’Ido a vu le jour en 1907, vingt ans après l’apparition de l’espéranto, l’Occidental (Interlingue) de von Wahl en 1922, le Novial de Jespersen en 1928 (qui n’a pas survécu à sa mort, en 1943) : pourquoi auraient-ils tenté de lancer ces langues si l’Ido avait été “la langue la plus facile pour le plus grand nombre d’hommes” ? Sans compter les tentatives infructueuses de René de Saussure de concilier l’Ido et l’espéranto ? Jespersen fit évoluer le Novial en 1937 vers “plus de naturalité” et la dérive naturaliste s’est poursuivie avec l’Interlingua, en 1951. Il y a eu aussi, plus récemment, l’Europanto que Diego Marani, un fonctionnaire européen, a tenté de lancer voici quelques années ; mais ceci ressemble plus à un canular linguistique destiné à attirer l’attention des décisionnaires sur l’urgence d’une solution aux problèmes de communication linguistique dans l’Union européenne. Curieusement, cette proposition ne manque pas de rappeler un passage du roman Le vingtième siècle de Robida (Paris, 1884) signalé par Ernest Drezen dans son Historio de la Mondlingvo (p. 96.) “de manière un peu frivole“, Robida y montrait les bases de la langue de l’avenir qu’il nommait une “salade linguistique“ en donnant cet exemple : “La grammar e l’arte of sprichablar y scribir correctement“…

Dans un ouvrage intitulé Planlingvaj problemoj [6], William Gilbert a écrit : “En fait, la souplesse et la possibilité illimitée de nuancer, la formation libre des mots selon le principe d’efficacité maximum d’un nombre minimum d’éléments, ont été totalement perdus en Ido. Elles sont remplacées par un système arbitraire, rigide inutilement compliqué qui alourdit la langue et exige des centaines de décisions spéciales de l’Académie idiste et mettent les idistes eux-mêmes dans la confusion.“ Il semble utile d’ajouter que William Gilbert a appris l’espéranto en 1932, quand il avait vingt ans. Un occidentaliste parvint à le détourner de l’espéranto. Il apprit et pratiqua si bien l’Occidental qu’il joua un rôle important dans ce milieu et fut nommé “sénateur“ en 1948. Le doute s’empara de lui au moment où parut l’Interlingua, et, contrairement à d’autres occidentalistes qui ont cru avoir enfin trouvé la langue idéale, il revint à l’espéranto. L’ouvrage mentionné traite brièvement l’Ido qu’il a aussi étudié. En préface à ce même livre, le philologue néerlandais W. J. A. Manders, reconnu comme un spécialiste éminent et impartial des questions d’interlinguistique [7] écrit : “L’espéranto est une langue stable : il a une base linguistique intouchable et, si l’on constatait, en comparant, que d’autres langues construites sont supérieures dans quelques détails, on n’aurait pas le droit d’introduire des réformes.“
Toutes ces observations ont été confirmées par le professeur Eugen Wüster, dont l’autorité mondiale et l’importance de ses travaux au sein de l’International Standardizing Organization (ISO) restent encore reconnues longtemps après sa mort. Nous lui devons l’ouvrage, traduit de l’allemand : Konturoj de la lingvonormigo en la tekniko [8] (Contours de la normalisation linguistique dans les techniques) dans lequel il fait un tour d’horizon des langues construites y compris l’Ido (p. 101-102) . C’est donc justement contre de telles dérives que Zamenhof a protégé l’Espéranto par le Fundamento qui est effectivement intangible et garantit la stabilité démontrée, en 2003, par 116 ans d’utilisation de la langue.

Polyglotte, licencié de grec et de latin, agrégé en langues modernes, lecteur à l’Université d’Uppsala, en Suède (1891-1892),puis professeur au Lycée Henri IV (1892-1921) et à l’École des sciences politiques à partir de 1893, le professeur Théophile Cart fut parmi les plus prompts à combattre les réformes et la dérive de l’Ido. Il illustra son point de vue par un conte qui décrit assez bien les querelles qui ont émaillé l’histoire de l’invention de langues internationales :

Voici bien des siècles, un roi français fit venir trois travailleurs et leur dit :
 Je donnerai un prix important à celui qui creusera le sillon le plus long !
Les deux premiers travailleurs commencèrent à se disputer sur les mérites de leurs bêches :
 Une bonne bêche doit être longue, dit l’un d’eux.
 Elle doit être large, dit l’autre.
Pendant qu’ils se disputaient, le troisième, avec une bêche plus ou moins bonne, creusa son sillon et gagna le prix.

Dans son ouvrage “Lingvo kaj vivo [9] (Langue et vie — une lecture conseillée), le professeur Gaston Waringhien attribuait à l’espéranto (Eo), l’Ido (Id), l’Occidental (Oc) et l’Interlingua (Ia) les notes globales respectives 34, 26, 28 et 25, la note maximale étant 50, à partir des critères suivants :

Critère Eo Id Oc Ia
I Simplicité du vocabulaire fondamental 5 2 1 1
II Simplicité de la grammaire 1 3 5 5
III Régularité de la formation des mots 4 3 1 1
IV Clarté 5 4 3 3
V Stabilité de la langue 5 1 2 3
VI Facilité de l’utilisation passive (c’à-d. la lecture) pour les polyglottes 1 3 5 5
VII Facilité de l’utilisation passive pour les non-latins unilingues 4 3 2 1
VIII Facilité de l’utilisation active (parole, écriture) pour les polyglottes 3 2 3 3
IX Facilité de l’utilisation active pour les non latins unilingues 3 2 2 1
X Valeur esthétique 3 3 2 2
TOTAL 34 26 28 25

Les points VII et IX sont particulièrement importants si l’on vise l’ensemble de la population mondiale. Ce fait est souligné entre autres par W. Gilbert et E. Wüster dans leurs ouvrages. A l’époque où l’Ido est apparu, la linguistique n’avait guère de considération pour les langues des autres civilisations. Mais Zamenhof était un humaniste et un médecin (ophtalmologiste) avant d’être un linguiste, néanmoins grand polyglotte puisqu’il connaissait une douzaine de langues à divers degrés. Pour les locuteurs de langues autres qu’indo-européennes, par exemple, l’Ido n’apporte absolument rien pour la simple raison qu’il s’est rapproché des langues latines, donc, de ce fait, qu’il s’est éloigné des autres, donc d’une véritable internationalité, en particulier sur le plan de la structure.

Membre de l’Académie Impériale du Japon, homme de science, Secrétaire général adjoint de la Société des Nations, Inazô Nitobe avait participé au congrès universel d’espéranto de Prague en 1921 pour se rendre compte par lui-même de l’efficacité de cette langue. Dans un rapport intitulé Esperanto as an International Auxiliary Language / L’espéranto comme langue auxiliaire internationale [10], publié en 1922, il avait écrit : “On peut affirmer avec une certitude absolue que l’espéranto est de huit à dix fois plus facile que n’importe quelle langue étrangère et qu’il est possible d’acquérir une parfaite élocution sans quitter son propre pays. Ceci est en soi un résultat très appréciable.”

Or, c’est bien ce qui importe pour une langue qui se veut internationale et à la portée de toutes les populations, pas seulement européennes.
En février 2000, un étudiant iranien, à qui un professeur de sociologie de l’Université de Téhéran avait conseillé d’entrer en contact avec moi alors qu’il était venu pour étudier à la Sorbonne et qu’il ne connaissait que très peu le français, m’avait écrit en espéranto après son arrivée : “L’espéranto est une planche de salut. Il est très facile et, en outre, précis. Il m’a été possible d’écrire des articles pas trop mauvais après 5 mois d’étude de l’espéranto, ce que je ne peux pas faire après 15 années d’étude de l’anglais.

Lors d’un congrès de SAT à Toronto, Toshio Tezuka, un participant japonais, étudiant, se sentait plus à l’aise dans l’expression orale après deux ans d’espéranto que douze d’anglais, et dix années de français ne lui permettaient pas l’expression orale de sa pensée, et la compréhension d’un texte même ordinaire lui demandait un grand effort.
Un correspondant coréen avait écrit dans un message électronique : “Je suis enseignant professionnel à l’université Dankook dans laquelle mille étudiants apprennent chaque année notre langue. Vraiment, l’espéranto est l’objet d’étude le plus populaire pour les étudiants. Pourquoi tant d’étudiants viennent-ils si nombreux ? Après un cours d’un semestre, ils peuvent déjà écrire en espéranto.

De tels témoignages sont innombrables. Bon nombre d’usagers de l’espéranto ont fait la même constatation. Il est clair que l’Ido, en plus de ne rien apporter de significatif sur le plan linguistique, n’a qu’un intérêt dérisoire sur le plan pratique. Par contre, il ne peut apporter rien d’autre qu’une confusion qui risquerait d’être fatale à l’idée même de langue internationale si l’espéranto, lui, n’avait pas démontré sa viabilité et sa solidité malgré les épreuves cruelles qu’ont été les guerres et les persécutions.
Dans les présentations de l’Ido, tout est flou et obscur depuis les origines. Les noms illustres qui ont fait un bout de chemin avec l’ido (prix Nobel et autres) s’e sont détournés. Il est frappant de découvrir que les livres et documents sont pour la plupart anciens, les dates citées sont 1901,1907, 1912 !... Après ? Plus de son, plus d’image : plus rien ! N’y a-t-il pas lieu de se poser des questions ?...

Zamenhof est mort en 1917. Après la première guerre mondiale, l’espéranto a fait l’objet du rapport favorable, déjà mentionné, du Secrétariat général de la Société des Nations. L’échec des démarches qui ont été menées en sa faveur auprès de la SDN n’est pas d’origine linguistique mais bel et bien politique. En 1922, Léon Bérard, le ministre de l’instruction publique français, était même allé jusqu’à interdire l’utilisation des locaux scolaires pour son enseignement (décret abrogé en 1924, sous le gouvernement d’Édouard Herriot) ! Il fut imité en cela, plus tard, par le ministre de l’éducation du IIIe Reich. La raison était justement que l’espéranto véhiculait un esprit qui, déjà, ressemblait beaucoup à celui qui inspire aujourd’hui l’action d’organisations et de personnes qui plaident et agissent pour un monde équitable. Bérard devint ambassadeur du gouvernement de Vichy auprès du Vatican et il est apparu récemment qu’il était antisémite.

En 1924, 42 savants de l’Académie des Sciences, Institut de France, émirent un voeu en faveur de l’espéranto et de son enseignement, reconnaissant en lui “un chef d’œuvre de logique et de simplicité [11]. L’Union Télégraphique Universelle le reconnut comme “langage clair “ en 1925. Le Syndicat National des Instituteurs émit deux résolutions en faveur de son enseignement en 1932 et 1937. En 1938, le ministre de l’éducation nationale, Jean Zay (assassiné par la milice durant la seconde guerre mondiale) admit son enseignement comme activité socio-éducative. Des recommandations en sa faveur ont été votées lors des Conférences Générales de Montevideo (1954) et Sofia (1985) [12]. En 1955, quatorze délégués de divers pays européens soumirent une proposition de résolution en faveur de l’espéranto auprès du Conseil de l’Europe. Le Pen Club International, seule organisation d’écrivains reconnue par l’Unesco, a admis le Pen Club d’Espéranto en son sein après une enquête pointilleuse en 1993. De 1907 à 1999, le nombre de propositions de loi visant son introduction dans l’enseignement est passé, en France, de 2 dans la période 1907-1974 (67 ans) à 7 dans la période 1975-1997 (22 ans) [13]. Il existe des radios de portée intercontinentale, parmi lesquelles Radio Chine Internationale tout comme Le Vatican, sans oublier Radio Pologne, La Radio-Télévision Italienne, Radio La Havane qui émettent en espéranto [14]. La chanson et les éditions musicales en espéranto connaissent un développement important depuis quelques années [15]. Il existe de nombreuses autres applications, par exemple dans le tourisme et la réclame.

Spécimens de prospectus touristiques en espéranto :
la ville de Bergen, en Norvège, et le Centre Mondial pour la Paix, à Verdun.

Parlé, approuvé ou utilisé à travers toute son histoire par des prix Nobel (aujourd’hui par l’allemand Reinhard Selten, prix Nobel 1994 de sciences économiques, qui l’avait appris tout seul durant son adolescence) et des assemblées, l’espéranto reste la référence en matière de langue internationale libre de tout lien avec quelque puissance que ce soit [16]. Il est en fait aujourd’hui très difficile de suivre l’actualité sur l’espéranto, même si les grands médias ne leur donnent guère écho, tant le nombre d’initiatives et de nouvelles applications se développe. Il n’existe rien d’équivalent autour de l’Ido dont la pendule s’est arrêtée avant la première guerre mondiale [17].

Rien de comparable ne peut être trouvé dans l’histoire finalement aussi consternante que cocasse de l’Ido. C’est donc assez comique de lire, dans les critiques formulées par des idistes, des allusions à “linefficacité constatée de l’esperanto“ alors que c’est très précisément l’inverse !
Une étude comparative de l’Académie Internationale des Sciences de Saint Marin, dont le secrétariat est à Paderborn [18] , en Allemagne, et dont l’espéranto est la principale langue de travail, a conclu que "l’espéranto est la langue moderne la plus facile à étudier, la plus précise, appliquée par des scientifiques". Selon plusieurs expériences réalisées par l’Institut de Cybernétique de l’Université de Paderborn (DE), une vingtaine d’heures suffisent à des étudiants universitaires pour acquérir une connaissance passive de cette langue ; une centaine d’heures donnent un niveau de communicabilité que l’on n’atteint en anglais, ou en français, qu’après 1 200 à 1 500 heures.
Après avoir très vite détrôné le volapük au moment où il était à son apogée (1887-1889), en deux ans d’existence, l’espéranto n’a jamais cessé d’être la référence en matière de langue internationale construite, au point que ce nom est devenu commun (sans majuscule) et utilisé aussi pour exprimer l’idée d’un langage destiné à être compris partout et par tous, qui brise l’obstacle d’incompatibilité entre divers systèmes informatiques, etc., par exemple dans des expressions fréquemment rencontrées par ci par là, telles de “un espéranto de l’informatique“, “un espéranto du web“, “un espéranto de la médecine“, etc.. [19]

Interrogé sur l’espéranto par le journaliste russe Vladimir Maïnov, Tolstoï avait répondu en 1894 : “Il est si facile qu’ayant reçu, il y a six ans, une grammaire, un dictionnaire et des articles de cet idiome, j’ai pu arriver, au bout de deux petites heures, sinon à l’écrire, du moins à lire couramment la langue. (...) Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut se refuser à faire cet essai.

En cette même année 1894, le philologue et orientaliste allemand Friedrich Max Müller, professeur à l’université d’Oxford avait déjà vu dans l’espéranto ce qui s’était fait de mieux : “J’ai eu souvent l’occasion d’exprimer mon avis sur la valeur des divers essais de langue mondiale. Chacun d’eux a ses bons et ses mauvais côtés particuliers, mais je dois certainement mettre la langue espéranto bien au-dessus de ses rivales.” D’autres personnalités se rallierent à son avis, comme Mikhaïl Mekechine, académicien de Saint-Pétersbourg, Clas Adelsköld, membre de l’Académie Royale des Sciences de Suède, le philosophe suisse Ernest Naville, qui avait d’abord pensé à faire revivre le grec ou le latin. En 1899, Naville adressa à l’Académie française des Sciences morales et politiques, dont il était membre, un rapport favorable à l’espéranto et recommandant son enseignement dans tous les établissements secondaires du monde.
L’espéranto est et reste donc la référence depuis fort longtemps, et lorsqu’il s’agit de résoudre les problèmes de communication linguistique par l’adoption d’une langue construite, c’est toujours l’espéranto qui est proposé ou mentionné.

Linguiste, professeur de philologie romane à l’Université de Columbia, à New York, auteur d’une histoire de la langue anglaise, de One Language for the World, Mario Pei a lui aussi été amené à reconnaître la valeur de l’espéranto et l’étendue de ses applications et possibilités dans le Courrier de l’UNESCO :“L’Histoire enseigne que les cultures se développent autour de langues qui étaient initialement des instruments de communication rudimentaires, grossiers, purement matériels. Si une culture universelle se développe de manière analogue autour d’une langue universelle, on ne pourra que s’en réjouir. Quoi qu’il en soit, l’Espéranto, par les nombreux ouvrages originaux, en prose ou en vers, qu’il a permis de produire, apporte la preuve qu’une langue artificielle est parfaitement capable, dès qu’elle est utilisée, de créer ses propres valeurs.
Linguiste mondialement renommé, Edward Sapir réfuta lui aussi l’argumentation opposée à l’idée de langue internationale non nationale : “La nécessité logique d’une langue internationale dans les temps modernes présente un étrange contraste avec l’indifférence et même l’opposition avec laquelle la majorité des hommes regarde son éventualité. Les tentatives effectuées jusqu’à maintenant pour résoudre le problème, parmi lesquelles l’espéranto a vraisemblablement atteint le plus haut degré de succès pratique, n’ont touché qu’une petite partie des peuples. La résistance contre une langue internationale a peu de logique et de psychologie pour soi. L’artificialité supposée d’une langue comme l’espéranto, ou une des langues similaires qui ont été présentées, a été absurdement exagérée, car c’est une sobre vérité qu’il n’y a pratiquement rien de ces langues qui n’ait été pris dans le stock commun de mots et de formes qui ont graduellement évolué en Europe.“ [20]

Grand journaliste au Monde, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, avait attiré l’attention sur ces problèmes non résolus dans un article intitulé "La crise de l’UNESCO" : "La faute originelle du système --- ne pas avoir choisi en 1946 une langue universelle« neutre », qui aurait pu être l’espéranto, enseignée dans toutes les écoles et seul langage à être utilisé par les Nations unies et ses agences spécialisées comme l’UNESCO, — a condamné celle-ci, avec ses deux langues de travail (français, anglais) et quatre autres idiomes officiels (espagnol, arabe, russe, chinois) sans parler de celles des cent soixante et un États-membres à entretenir en permanence une armée de traducteurs et d’interprètes représentant officiellement une dépense annuelle d’environ 10 millions de dollars. Malgré cela, le 26 octobre 1983, jour de l’inauguration, en présence du président Mitterrand, de la XXIIe Conférence générale de l’organisation, à Paris, le seul ordre du jour automatiquement distribué à la presse était en anglais..." (Le Monde, 18 janvier 1984)

Plus récemment, l’écrivain François Cavanna, remarquable styliste de la langue française, lançait lui aussi une interrogation : “L’Europe en formation a eu un tort immense dès le début, tort heureusement réparable à condition de le vouloir : celui de n’avoir pas opté pour une langue internationale artificielle. Une langue que ne pourrait revendiquer aucun peuple, une langue ultra-simplifiée quant à la grammaire, à l’orthographe, à la syntaxe. Il en est une, l’espéranto. J’avoue ne pas l’avoir apprise. Je la suppose imparfaite, comme toute entreprise humaine, mais pleine de bonnes intentions. Pourquoi n’a-t-elle même jamais été proposée ? L’apprentissage ? Certainement beaucoup plus facile que celui de l’hébreu, langue archaïque fort complexe, qui a pourtant été imposée en Israël et, ma foi, semble fonctionner à la satisfaction générale.“ (Charlie Hebdo, 7 juillet 1999 : “Les imbéciles heureux“).
Dans son ouvrage Langues sans frontières — À la découverte des langues de l’Europe [21], paru en 2001, Georges Kersaudy décrit 39 langues de l’Europe, dont l’espéranto. Ancien fonctionnaire international, érudit, ayant été amené à parler, écrire et traduire dans 51 langues, dont l’espéranto, il lui consacre deux chapitres (23 et 24) sans compter des exemples de textes et des tableaux comparatifs pour les principales familles de langues existant en Europe. En page 252, à propos de ceux qui ne le connaissent pas et qui se permettent d’émettre des critiques à son égard, il écrit : “Il suffit de les confronter et de les comparer pour qu’elles s’annulent mutuellement : pour certains, la langue internationale diffère trop du latin ; pour d’autres le nombre de racines latines y est trop élevé ; elle ne ressemble pas assez à l’anglais ; ou encore elle ressemble trop aux langues latines, etc. Même les linguistes, qui, dans l’ensemble ont bien compris l’intérêt de l’Esperanto, n’ont pas manqué de lui faire des reproches assez inattendus, et notamment celui d’être trop facile ! On est allé jusqu’à critiquer le fait que les règles de grammaire ne sont pas soumises à des exceptions ; et certains souhaitent qu’on y introduise des irrégularités, pour rendre la langue plus proche des langues nationales européennes.

Ce qui apparaît clairement, c’est que les idistes (partisans de l’Ido, dont Bertrand Russell avait demandé à Couturat pourquoi ne les appelait-on pas les “Idiots [22]) restent sur le terrain théorique pendant que l’espéranto est entré dans la pratique. Ils jouent sur la méconnaissance quasi générale du dossier des langues inventées, des problèmes de communication linguistique mondiale, et par ailleurs sur le flou et l’amalgame. Ils impliquent dans le même fourre-tout des scientifiques qui ont pris leurs distances de l’Ido ou qui ont cherché d’autres voies (Ostwald avec le Weltdeutsch, Jespersen avec le Novial, le professeur Giuseppe Peano qui s’était détourné de la Délégation pour devenir président de l’Académie de l’Interlingua [23]…) ou qui n’ont jamais manifesté d’intérêt pour l’Ido et ne l’ont jamais défendu. Ainsi, l’Ido ne peut se perpétuer que par ce par quoi il est né : le mensonge, l’absence de scrupules et de loyauté.

Umberto Eco s’est bien rendu compte combien ce dossier des langues construites reste méconnu du grand public et même de bon nombre d’intellectuels : “Cette recherche aurait pu occuper une vingtaine de savants durant quarante ans, et on pourrait en tirer une encyclopédie en vingt-cinq volumes. [24]

Et, plus précisément sur l’espéranto : “L’histoire et l’idéologie de l’espéranto me semblent des phénomènes intéressants : c’est là son côté inconnu. Les gens perçoivent toujours l’espéranto comme la proposition d’un instrument. Ils ne savent rien de l’élan idéal qui l’anime. C’est pourtant la biographie de Zamenhof qui m’a enchanté. Il faudrait que l’on fasse mieux connaître cet aspect-là !… Le côté historico-idéologique de l’espéranto reste foncièrement inconnu. “ [25]

Lorsqu’il s’agit de proposer une langue auxiliaire commune à l’ensemble de la population mondiale, la moindre des choses est, d’abord, que nul n’ait à rougir de ses origines, qu’elle ne soit pas inférieure ou même seulement égale à l’espéranto sous tous les aspects, qu’elle soit porteuse de valeurs humaines dans lesquelles chacun trouvera les motifs d’une légitime fierté.

Henri Masson

Coauteur, avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP, de L’homme qui a défié Babel , édité en 1995 chez Ramsay, puis chez L’Harmattan en 2001, simultanément avec sa traduction espéranto. Un chapitre de cet ouvrage est consacré à l’affaire de l’Ido sous le titre “Traîtres ou… « idiots » ? »