L’omertà médiatique

Publié le sabato 9a septembro 2006

En 2002 paraissait “Bévues de presse — L’information aux yeux bandés“ (éd. du Félin), boycotté par certains médias, dans lequel Jean-Pierre Tailleur dénonçait le manque de rigueur de la presse française. Il en publia une suite en 2004 sous le titre “Maljournalisme à la française : Autopsie d’un boycott médiatique et voyage dans l’édition“ (éd. Rafaël de Surtis).
Dans un même esprit, un autre connaisseur en la matière, Yves Agnès, ancien rédacteur en chef du Monde et directeur du Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes (CFPJ), a publié en 2005 un ouvrage dont le titre est révélateur : “Le grand bazar de l’info : Pour en finir avec le maljournalisme“ (Éd. Michalon).
La société française est bâtie sur des mythes si puissants que toute analyse critique s’apparente à une transgression“, concluaient Sophie Coignard et Alexandre Wickham dans “L’Omertà Française“ (Albin Michel, 1999). Journaliste au Point, Sophie Coignard est auteure ou coauteure de plusieurs ouvrages, notamment : “Le rapport omertà 2002“ (même chose pour 2003 et 2004), “La Vendetta française“ (Albin Michel), “La Nomenklatura française“ (éd. Belfond). Dans “L’omertà française“, en pages 229, 249 et 289, les auteurs désignent un certain Pierre Bénichou comme “journaliste étouffeur“.
L’un des moyens d’imposer l’omertà, ou loi du silence, est l’aplomb — plus c’est gros, plus ça passe — contre lequel trop peu de gens honnêtes réagissent. Des énormités et contre-vérités dites avec assurance épatent celui qui reconnaît sa propre ignorance mais ignore l’ignorance même de l’intervenant. Un exemple de ce procédé a été donné sur Europe 1 le 26 juin dans l’émission humoristique "On va s’gêner" de l’éternel blagueur qu’est Laurent Ruquier. De bonne foi, sans la moindre intention malveillante, parlant du Mondial de football, il a cité des propos du cinéaste Jean-Pierre Mocky reproduits dans le quotidien gratuit 20 minutes : "Le foot c’est comme l’espéranto, le foot c’est de l’espéranto".
Dans l’équipe de Laurent Ruquier, composée ce jour de Pierre Bénichou, Paul Wermus, Arnaud Crampon, Stéphanie Bataille et Thomas Hervé, c’est le premier qui, sur un ton très péremptoire, a tenu à se distinguer par ce commentaire :
Espérons que ça marchera mieux que l’espéranto qui est une des plus belles inventions du monde, un des plus grands ratages de tous les temps. Personne n’a jamais parlé espéranto (sic !) ! Je le dis aux jeunes gens, l’espéranto était une langue qui avait été inventée dans les années 30-40 (sic !), au moment où la guerre menaçait, pour justement... pour faire un lien entre les peuples, et dire qu’il n’y avait plus de nationalisme, y’avait plus qu’une langue que tout le monde parlerait. C’est une langue qui a ses.. qui a été inventée, qui a ses normes, ses règles sa grammaire et que personne au monde ne parle ! Et maintenant par un glissement sémantique absolument paradoxal on dit ’C’est comme l’espéranto ! ’ ".
Vraiment n’importe quoi !
Et pour conclure sur “l’une des plus belles inventions“, après un rire rauque de zigoto en état d’ébriété, satisfait d’avoir lâché un mot qu’il croît bon, le sieur Bénichou, décoré de la Légion d’Honneur (n’y a-t-il pas deux lettres à changer dans ce dernier mot dans le cas présent ?) ajoute : "Or l’espéranto c’est une merde ! C’est tout ce que j’ai à dire. C’est comme ça...“ (fin inaudible et confuse en raison de plusieurs interventions simultanées, un des intervenants parle d’"une pluie de méls" à venir, une autre voix fait allusion au fait qu’il existe encore "une poignée d’espérantistes irréductibles"...).
Il est donc clair que Laurent Ruquier n’est pas entouré que par des gens futés, et surtout honnêtes. Certains confondent l’humour — voire la satire — et la basse calomnie fondée sur l’ignorance, mieux encore : l’ignorance de leur ignorance.
Des gens de médias souillent ainsi une idée sans même en connaître l’origine (années 30-40 !). Ils imposent ainsi leur ignorance au public, en l’occurrence aux “jeunes gens“ (réjouissons-nous que les jeunes filles échappent à de tels conseils !). Heureusement, grâce à Internet et à des technique de téléphonie gratuite, les jeunes n’ont plus besoin d’attendre les conseils d’individus qui ont raté l’occasion de s’informer avant de prétendre informer.
Et si, pour Pierre Bénichou, l’espéranto est “une merde“, il est, lui, le parfait représentant d’un journalisme qui en a la puanteur, d’un journalisme malhonnête et malveillant qui vole très bas. De tels professionnels de l’information sont au journalisme ce que le juge d’Outreau a été à la justice. Avec eux, la connerie est pleine d’avenir. Ils ont le comportement de ces minables qui, à 5, 10, 15 ou plus, se sentent courageux dans les “tournantes“ (viols collectifs). C’est triste pour le journalisme et ceux qui prennent leur profession à coeur. L’éboueur, l’égoutier, ont une utilité sociale. Pas ces gens-là qui ne savent rien faire d’autre que de souiller l’espace médiatique. Ce serait d’ailleurs affligeant pour l’espéranto, dévalorisant pour son image, si des gens d’une telle médiocrité d’esprit, qui ne méritent même pas le SMIC, plaidaient en sa faveur. Il est clair qu’il est vain de discuter avec des gens de cette espèce pour les faire évoluer, tout autant que de discuter avec une brouette pour la faire avancer.
Dès 1900, dans “Essence et avenir de l’idée de langue internationale“ (Hachette, Paris), le Dr Zamenhof avait pressenti de tels comportements. Il se peut qu’il ait été inspiré par une observation de Dostoïevski : “les inventeurs et génies ont presque toujours été regardés par la société au début de leur carrière (et fort souvent jusqu’à la fin) comme de purs imbéciles“ (dans “L’idiot“).
Afin d’éviter toute méprise, il semble utile de souligner que Laurent Ruquier, de même que Jean-Pierre Mocky, n’a jamais tenu des propos malveillants envers l’espéranto et qu’ils ont au contraire fait preuve de sympathie à son égard.
Quant aux “irréductibles“ auxquels a fait allusion l’un des participants de l’émission (impossible de reconnaître lequel pour un non-habitué), il devrait savoir que sans des “irréductibles“ qui préconisaient à une époque de remplacer les chiffres romains par les chiffres indo-arabes, nous en serions encore de nos jours à faire nos calculs avec les premiers. Que chacun veuille bien en faire l’essai en imaginant l’inexistence des seconds donc sans recours à eux.
Pour terminer sur une note plus gaie, les usagers de l’espéranto, langue qui a vu le jour en 1887 et non dans les années 1930-40, seront sans doute amusés par le fait qu’Yves Agnès, l’auteur de l’ouvrage cité au début de cet article, utilise les termes “maljournalisme“ et “malinformation“. En effet, le préfixe “mal“ désigne, en espéranto, un antonyme (ou contraire). Faut-il voir en cela un début d’influence enrichissante de l’espéranto sur le français ? Ce préfixe, qui existe en espéranto depuis ses origines - bientôt 119 ans - apparaît aussi dans le mot “malbouffe“.

Henri Masson

Remarque : Laurent Ruquier et son équipe ont commenté, le 29, quelques uns très nombreux courriels reçus suite à cette émission. Les copies des passages concernés en mp3 peuvent m’être demandées par courriel.

Cet article a été publié sur AgoraVox le 4 juillet 2006 avec quelques modifications, notamment dans le titre : ”Polémique médiatique autour de l’espéranto”.

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Un autre article traitant cette même affaire a été mis en ligne sous le titre : ”Le football, c’est de l’espéranto !” sur <http://www.esperanto-sat.info/article827.html>. Il contient la transcription intégrale des passages concernées des deux émissions.