Le latin comme langue de l’Europe ?

Publié le mardo 24a majo 2005 par admin_sat

Professionnel des langues anciennes, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article de Jean- Philippe VINCENT paru le 3 mars 2005 sous le titre "le latin une langue pour l’Europe".

Cet article manifeste une prise de conscience réelle du problème linguistique en Europe, et nombre des ses observations témoigne d’une solide réflexion. Je regrette
simplement, comme technicien des langues anciennes, un certain nombre d’erreurs obligeant à pondérer l’ensemble du propos.

Oui l’Europe trouverait un grand avantage à adopter une "langue commune" qui "sans abolir les langues nationales" (et régionales, ajouterais-je) serait utilisée "parallèlement aux langues vernaculaires actuelles".

Oui, "choisir une langue nationale d’un des pays de l’Union européenne", "il ne saurait (en) être question", car "les jalousies que cela pourrait susciter, fort compréhensibles, s’y opposent".

Oui, "faire revivre une langue morte", c’est
"possible" et "il y a un précédent, c’est l’hébreu".

Oui, le latin parlé était certainement bien plus facile que celui de Tacite ou de Salluste (au demeurant nettement plus aisé que Tacite : je l’ai étudié en troisième).

Oui, d’autres auteurs offrent souvent une langue beaucoup plus accessible ; on pourrait ajouter Plaute, et je range personnellement César parmi les modèles de simplicité.

L’existence d’un manuel Assimil de latin tend d’ailleurs à conforter la thèse d’un latin pas plus difficile que le français ou l’allemand... encore que la disparition plus ou moins achevée des déclinaisons dans les langues modernes
traduise un phénomène de simplification.

J’en viens maintenant aux erreurs de l’article qu’il me faut rectifier. On ne peut faire grief à l’auteur de méconnaître le nom véritable de la langue grecque commune,
en fait la "Koinè". Il est plus ennuyeux en revanche de commettre une erreur de grammaire dans la langue que l’on prétend proposer, en écrivant "loquerisne lingua latina" au
lieu de "loquerisne linguam latinam" ou simplement
"loquerisne latine". Mais ce lapsus n’est-il pas révélateur d’un inconscient désir de simplifier le latin, d’en faire, peut-être, une sorte de "koinè", un latin simplifié qui "s’appauvrirait dramatiquement". Si l’on maintient
en revanche le projet formulé de parler le vrai latin, les anciens latinistes des lycées devront se recycler.

Une autre erreur me paraît beaucoup plus conséquente : la phrase "le latin, et plus exactement son prédécesseur, l’italo-celtique, est à l’origine de presque toutes les langues parlées aujourd’hui en Europe". L’auteur de l’article confond allègrement l’italo-celtique et l’indoeuropéen.

Pour clarifier par une image commode, disons que le latin est l’un des enfants de l’italo-celtique (les autres étant l’osque, le breton, le gaulois..) et que l’italo-celtique est l’un des enfants de l’indo-européen (les autres
étant le sanscrit, le grec, l’iranien, le hittite, le
fonds commun slave et le fonds commun germanique).

Concrètement, viennent du latin en Europe, d’ouest en est, le portugais, l’espagnol, le catalan, l’occitan, le français, l’italien, le romanche et le roumain. Ce n’est pas si mal, mais cela représente moins de la moitié de la
population européenne.

Les Allemands et Autrichiens, les Flamands, Néerlandais et Scandinaves parlent des langues germaniques vaguement cousines du latin, mais sans plus. L’anglais, langue germanique, a été en partie latinisé par les Normands. Les populations slaves de l’ex-Yougoslavie, de l’ex-Tchécoslovaquie, de Pologne, de Bulgarie, de Russie et d’Ukraine n’ont, elles aussi, qu’un vague cousinage avec
le latin. Idem pour les Grecs. Idem pour les Baltes. Quand aux Hongrois ou aux Finnois c’est un autre monde... sans parler des Basques.

En gros, donc les langues issues du latin ne représentent en Europe que 180 millions d’habitants. Latin et Europe ne se recouvrent donc pas, d’autant qu’historiquement, le latin est la langue du bassin méditerranéen, Afrique du Nord et Proche-Orient compris, non la langue de l’Europe.

Au-delà de ces erreurs, je vois deux objections de fond à l’adoption du latin ; d’abord il risquerait, en infériorisant le grec... et l’est européen germano-slave, de reproduire dans l’Europe moderne le grand schisme qu’a
connu la chrétienté au 11ème siècle.

Ensuite la référence à l’hébreu manque de pertinence, parce qu’entre l’hébreu et le peuple d’Israël il y a identité, ce qui n’est pas le cas entre Rome et l’Europe, je viens de le montrer. Ayant personnellement beaucoup étudié le
latin, mais aussi le grec, ayant longtemps enseigné ces langues, je sais pertinemment que dans l’enseignement, et pas seulement en France, elles sont en recul quantitativement et qualitativement. C’est l’indice d’une réalité que je souligne : s’identifier à Rome, que ce
soit avec le Vatican ou avec la puissance impériale de l’antiquité bientôt en rivalité avec Byzance, cela ne motive que modérément les Européens d’aujourd’hui.

Si donc l’utilité d’une langue commune est indéniable et si l’effort d’apprentissage requis par un latin même courant excède l’investissemnt auquel un Européen moyen se soumet
volontiers, peut-être convient-il de reconsidérer la solution "espéranto", "exclue" a priori par l’auteur comme non européenne.

Bon connaisseur du phénomène espéranto, je puis affirmer qu’il n’est ni plus ni moins européen que le latin : né en Europe comme le latin, ayant connu l’essentiel de son développement en Europe, l’espéranto, comme le
latin, a bénéficié de l’impérialisme linguistique
de notre Europe pour fructifier en Chine, au Japon ou au Brésil, mais le latin aussi par le biais des missionnaires catholiques...

S’il faut choisir entre latin et espéranto, l’espéranto
me semble bénéficier de trois avantages :

1) son indéniable simplicité : avec deux cents heures de formation, j’ai pris la parole dans cette langue dans un congrès international. Avec mes cinq mille heures de formation en latin, j’y parviendrais à peu près aussi
bien... après entraînement complémentaire.

2) son orientation culturelle : Rome, c’est le
droit romain, mais surtout la puissance impériale et le Vatican. L’espéranto, c’est une identité à l’origine européenne et qui s’ouvre à la fraternité universelle. Choisir latin ou espéranto, c’est un choix culturel et politique.

3) son utilisation effective, largement expérimentée
de nos jours. Car mettre en place une réforme importante, cela suppose un stade d’expérimentation. L’expérimentation du latin comme langue de communication à l’époque moderne reste balbutiante. La réalité multiple des congrès, rencontres et échanges en espéranto, c’est un monde que je laisse à notre auteur le soin de découvrir. J’ai, dans ma vie écrit une lettre en latin, pour m’amuser, et j’ai
utilisé le latin à l’oral une fois : quatre mots à un prêtre allemand. L’espéranto, je le pratique régulièrement.

En dire plus serait faire acte de propagande. C’est inutile. Utilisateur de l’espéranto cohérent avec mes
convictions, je ne nie pas qu’il existe des défenseurs du latin utilisant effectivement le latin, et si l’on défend le latin, rien n’empêche de l’utiliser soi-même. Ce n’est pas mon cas.

Pour acquérir un bon niveau en latin, j’ai déjà donné, j’ai beaucoup donné, j’ai trop donné.

François DEGOUL