Le Monde - 13 août 2010 - Michel Onfray et les langues du monde

Dans son article intitulé Les deux bouts de la langue, paru dans Le Monde du 10 juillet 2010, Michel Onfray offre une vision extravagante et brutale de la diversité des langues. A le suivre, le récit biblique de la tour de Babel ne relaterait pas un mythe mais une vérité première qu’il conviendrait d’admettre au pied de la lettre et sans interprétation : les hommes ne parlent pas une seule et même langue car ils sont maudits. La diversité des langues est une pauvreté ontologique, et sa préservation relève d’une entreprise archaïque à rebours du progrès moderne. La défense des langues régionales constitue en ce sens un projet morbide d’autant plus sot, du reste, que ces langues régionales – le corse, tout particulièrement, mais aussi le basque et le breton – n’existent pas à proprement parler, faute d’unification. Le progrès commanderait à l’inverse d’unifier la langue des hommes pour rétablir en ce bas-monde la communauté du jardin d’Eden, l’espéranto apparaissant dans cette perspective comme une invention du plus grand secours pour vaincre la malédiction divine.

Si ce propos n’était pas de nature à propager l’incompréhension voire l’intolérance, il n’y aurait rien à redire. Que la "philosophie" soit entrée dans le commerce, et que l’on y trouve par conséquent le meilleur comme le pire n’est pas en soi une mauvaise chose. La liberté de penser n’a rien à y perdre. Le temps, assurément, fera le tri. Toutefois, puisque M. Onfray vient déverser des insanités sur les minorités linguistiques et entretenir le plus grave des contresens qu’il soit possible de faire sur l’espéranto, l’occasion mérite que l’on s’y arrête pour procéder aux corrections qui s’imposent.

Tout d’abord, il est faux d’affirmer qu’il n’existe pas de langue corse, bretonne ou basque unique. Toutes les linguistes sérieux le savent parfaitement. Faute de cours officiel et d’enseignement généralisé à tous les niveaux, ces langues ont seulement la particularité de connaître des variantes, lexicales ou grammaticales, lesquelles, quel que soit leur nombre, n’empêchent pas la compréhension. Prétendre le contraire n’est rien d’autre que du négationnisme linguistique. La situation de ces langues s’apparente sur ce point précis à celle du grec parlé dans l’Antiquité, et dont les diverses variantes – l’attique, l’éolien ou le grec homérique notamment – n’ont jamais remis en cause l’existence générale de l’idiome lui-même.

Ensuite, il est tout aussi faux de prétendre qu’une langue menacée ne peut être sauvée ou qu’une langue disparue ne peut être réintroduite. L’histoire récente démontre exactement le contraire. M. Onfray ignore ainsi que le gouvernement régional de la Catalogne a réintroduit le catalan dans la société civile et l’administration par des mesures ad hoc, pour réparer les dégâts causés par la politique de persécution linguistique menée par le général Franco, et que la langue catalane est aujourd’hui un vecteur d’intégration et de promotion sociale pour les immigrants. Il ignore aussi qu’il existe un pays co mme Israël où 7 millions d’habitants parlent l’hébreu, une langue morte revenue à la vie, ou encore que l’Etat algérien a réintroduit l’arabe dans toutes les couches de la société après l’indépendance de l’Algérie, en réaction à l’ex-politique coloniale française. Une langue peut parfaitement être sauvée ou réintroduite, à l’instar d’une espèce animale ou d’une forêt, pourvu qu’une volonté sérieuse existe en ce sens. Les exemples ne manquent pas pour le vérifier.

Il est enfin faux de présenter l’espéranto comme un projet de langue mondiale susceptible de remplacer les langues naturelles pour unifier l’humanité. Le but de l’espéranto est au contraire de protéger la diversité des langues en offrant un instrument de communication accessoire qui soustrait à la tentation de parler, dans les seules situations internationales, la langue du plus fort au détriment de celle du plus faible. C’est pour défendre l’égalité des cultures et préserver leur existence que Zamenhof a inventé l’espéranto, certainement pas pour le substituer aux langues naturelles. L’espéranto est une langue auxilliaire et non une langue principale. Il suffit de lire l’œuvre de Zamenhof lui-même – Essence et avenir de la langue internationale (1900) par exemple – ou simplement la résolution de l’Unesco du 8 novembre 1985 sur l’espéranto, pour dissiper toute équivoque sur ce point. Le reste n’est que contresens.

Rien n’oblige Michel Onfray à renoncer à son souhait d’une langue unique pour unifier l’humanité, autour de lui peut-être... Cette liberté, elle lui revient. Mais que son entreprise ne se poursuive pas à coup de contrevérités, voilà ce que chacun peut être en droit d’exiger.

François Viangalli, maitre de conférences à l’université de Grenoble II

Source : Le Monde, 13 août 2010