Les "utopies"

Publié le lundi 7 juillet 2008 par Vinko , mis a jour le samedi 5 juillet 2008

La chronique de Cynthia Fleury dans l’Humanité du 11 juin cite en conclusion d’un article sur la politique de la traduction un avis inspiré des propos du linguste Louis-Jean Calvet : " Pourquoi alors ne pas s’inspirer du modèle indien, tout en l’adaptant au cas européen (apprentissage de trois langues dont deux « majoritaires » dont l’anglais, l’allemand, le français), la solution de l’esperanto relevant visiblement de l’utopie ?" Le texte qui suit est la reproduction d’un message envoyé par Henri Masson à la rédaction de l’Humanité.

Les "utopies"

Lorsqu’il n’y a d’autre choix qu’entre des "utopies", il faut choisir en connaissance de cause. Ceux qui regardent de haut les utopies sont tous usagers d’utopies d’hier, entre autres de l’avion, du train, du téléphone, etc.. Tout ceci était "impossible", "utopique", "irréalisable". Pour ce qui est du multilinguisme, que l’on nous vantait comme solution-miracle voici deux décennies, on en vient maintenant à un bien plus modeste trilinguisme alors que tant de citoyens ont déjà du mal à apprendre l’anglais et que ceux qui peuvent se hisser au niveau d’élocution des natifs sont extrêmement minoritaires. Michel Rocard était même allé jusqu’à affirmer que les universitaires devraient posséder six langues alors qu’il avait été dans le vrai lorsque, plus tôt, en 1979, à la présidence de l’Assemblée nationale, il avait déposé la proposition de loi n° 1550 en faveur de l’enseignement de l’espéranto <http://www.esperanto-sat.info/article188.htm> !

Ça fait en gros un siècle que l’on tourne en rond. Le 3 septembre 1906, Théophile Cart (1855-1931), polyglotte, licencié de grec et de latin, agrégé en langues modernes, lecteur à l’Université d’Uppsala, en Suède (1891-1892), puis professeur au Lycée Henri IV (1892-1921) et à l’École des Sciences Politiques à partir de 1893, avait adressé au ministre de l’Instruction publique un rapport dont cet extrait reste d’actualité :

"Le malaise résultant d’un tel état de choses est si réel, qu’on s’efforce d’y apporter remède, en tous pays, par la place, de plus en plus grande, qu’on réserve, dans l’enseignement public, aux langues vivantes, alors que, d’autre part, la somme des connaissances générales qu’il convient d’acquérir, va, elle aussi, en augmentant. Il n’y a aucune témérité à prédire que la solution par l’étude des langues étrangères, toujours plus nombreuses et mieux apprises, aboutira à la faillite. Vainement on s’efforce de la retarder par de fréquents remaniements de méthodes. Elle est fatale, parce que la mémoire a ses limites. Le nombre de personnes capables d’apprendre ‘pratiquement’ deux ou trois langues étrangères, avec tant d’autres choses, en outre est infime ; or c’est à un nombre d’hommes continuellement croissant qu’il importe de communiquer avec des nations de langues différentes, de plus en plus nombreuses."

L’histoire donna raison, en 1918, à une grande figure de l’espéranto, Edmond Privat. Professeur d’anglais à l’université de Neuchâtel, docteur en Histoire, journaliste, pionnier du radio-journalisme sur ondes courtes, fondateur de Radio Genève en 1925, militant du mouvement coopératif, citoyen du monde, écrivain, il rédigea divers ouvrages dont plusieurs en espéranto, notamment une biographie de Gandhi dont il fut un ami, et qui parut aussi en français. Interprète à la Société des Nations (SDN, l’ancêtre de l’Onu) en 1921 et 1922, Edmond Privat devint le remplaçant du délégué principal de Perse auprès de la même organisation de 1921 à 1927 après en avoir été le conseiller. Auprès de la SDN, il défendit par ailleurs un projet de résolution présenté par onze pays, dont huit non européens, en faveur de l’enseignement, à tous les enfants du monde, "d’au moins deux langues, leur langue maternelle et un moyen facile pour la communication internationale". Le gouvernement français d’alors y fit obstruction. Trois ans seulement après avoir été convoqué au ministère des Affaires étrangères, au Quai d’Orsay, il s’entendit dire par le chef de cabinet :

"Nous avons reçu de Saint Petersbourg un rapport vous concernant. Notre ambassadeur nous a prévenus que vous plaidez pour la reconstruction de la république de Pologne. Eh bien, c’est irréalisable. C’est une utopie et vous devriez laisser ce rêve et vous occuper de choses plus intéressantes. Notre ambassadeur a fait les louanges de votre personne, mais pas de vos opinions. Vous ferez une belle carrière, mais soyez plus réaliste et laissez les Polonais de côté. L’ambassadeur du tsar est prêt à s’intéresser à vous avec bienveillance, et nous aussi, si vous choisissez une voie plus profitable. Pensez un peu à votre propre succès, non point au rêve d’une Pologne à ressusciter."

Dans "Aventuroj de Pioniro" (p. 123 et 124), Privat livra ainsi son avis sur les "utopies", sur la myopie intellectuelle de certains politiques et décisionnaires, de ceux qui, d’une manière générale, font l’opinion :

“(...) Si je regarde maintenant un demi-siècle d’action publique et d’écrits, je constate ce qui suit : durant toute la vie, il fut nécessaire et il est encore nécessaire de lutter contre les préjugés. Des choses que l’on jugeait utopiques sont maintenant devenues des réalités.

"Jamais des hommes de divers pays ne se comprendront entre eux avec l’espéranto à cause des différences de prononciation" disaient mes professeurs au lycée. Nos congrès ont prouvé le contraire.

"Jamais les hommes ne voleront dans l’air car c’est une utopie" disaient-ils. Eh bien, je voyage aux congrès par voie aérienne.

"Jamais les femmes ne voteront. C’est une utopie". Elles votent maintenant presque partout dans le monde.

"Jamais les Polonais ne retrouveront leur propre État. C’est une utopie" écrivaient les journaux quand je plaidais et écrivais pour cette résurrection. En 1918, la Pologne devint un État.

"Jamais les Anglais ne quitteront l’Inde. C’est une utopie" écrivaient les mêmes journaux lorsque je tentais d’expliquer le but de Gandhi. Maintenant, ils rapportent tous les jours sur l’Inde et Nehru.

"Jamais vous ne réussirez à ce que les hommes s’abonnent à l’écoute de la radio. Ils ont déjà des gramophones" disaient les banquiers que je visitais pour fonder Radio-Genève. Maintenant, ils regrettent qu’une société coopérative, pas eux, nous ait procuré l’argent, et le budget atteint des millions, heureusement sans profit privé.(...)“.

Alors, plutôt que de se fier de gens comme Calvet, qui n’ont jamais fait avancer la question de compréhension entre les peuples, mais qui vivent de l’incompréhension et se comportent en docteurs Knock de la linguistique, je suggère aux lectrices et lecteurs de faire ce qu’avait proposé Léon Tolstoï dans une lettre aux éditions Posrednik, le 27 avril 1894 :

"J’ai trouvé le Volapük très compliqué et, au contraire, l’espéranto très simple. Il est si facile qu’ayant reçu, il y a six ans, une grammaire, un dictionnaire et des articles de cet idiome, j’ai pu arriver, au bout de deux petites heures, sinon à l’écrire, du moins à lire couramment la langue. (...) Les sacrifices que fera tout homme de notre monde européen, en consacrant quelque temps à son étude sont tellement petits, et les résultats qui peuvent en découler tellement immenses, qu’on ne peut se refuser à faire cet essai."

Et, au bout de six mois, par exemple, chacun pourra juger de ce qu’il savait comprendre et exprimer dans la première langue étrangère apprise dans l’enseignement et en espéranto.

Henri Masson