Lettre ouverte à Anatole France

Publié le mercredi 12 janvier 2005 par admin_sat , mis a jour le jeudi 16 mars 2006

C’est ce que vous avez répondu à un certain “capitaine X” après avoir donné de l’espéranto l’image d’une jolie poupée lors des “Matinées de la Villa Saïd” qui ont fait l’objet du livre “Propos d’Anatole France” de Paul Gsell.

Comparer la langue française à une femme vraie et l’espéranto à une poupée, donc à un objet inerte et froid qui n’aurait de la femme que des apparences plus ou moins vagues, c’est l’expression même du simplisme.

En 1918, avant même que Bernard Grasset ait édité, en 1921, le livre mentionné ci-dessus, un ouvrage était paru chez Payot sous le titre “Les langues dans l’Europe nouvelle”.

L’auteur, Antoine Meillet, éminent linguiste, professeur au Collège de France, y avait écrit : “La possibilité d’instituer une langue artificielle aisée à apprendre et le fait que cette langue est utilisable sont démontrés dans la pratique. Toute discussion théorique est vaine.
L’espéranto a fonctionné, il lui manque seulement d’être entré dans l’usage pratique.
Une langue est une institution sociale traditionnelle. La volonté de l’homme intervient sans cesse dans le langage. Le choix d’un parler commun tel que le français, l’anglais, ou l’allemand procède d’actes volontaires. Une langue comme “la langue du pays” norvégienne a été faite, sur la base de parlers norvégiens, par un choix arbitraire d’éléments, et
ne représente aucun parler local défini. (…) Il n’est donc ni absurde ni excessif d’essayer de dégager des langues européennes l’élément commun qu’elles comprennent pour en faire une langue internationale.

Depuis votre mort, le 12 octobre 1924, bien des femmes, tout aussi naturelles que les autres, n’auraient jamais connu la vie sans le recours à des procédés artificiels. Elles n’ont aucun complexe à avoir par rapport aux autres.
Il en est de même pour l’espéranto par rapport aux autres langues. Bien des langues sont disparues depuis et, même si l’espéranto est encore bien moins utilisé que d’autres langues de grande diffusion, il l’est bien plus que bon
nombre des 7000 autres qui existent sur la terre. Ses applications se sont beaucoup développées.

Le 1er juin 1924, peu de temps avant votre mort, 42 savants de l’Académie des Sciences signèrent un voeu en faveur de l’espéranto considéré par eux comme “un chef d’oeuvre de logique et de simplicité” .

L’American Radio Relay League en fit de même ainsi que l’Union Télégraphique Universelle devenue Union Internationale des Télécommunications à partir de 1932.
L’espéranto fut admis comme langage clair l’année suivante par la Conférence de l’UIT.

Une chose m’intrigue cependant. C’est une curieuse coïncidence que votre livre soit paru en 1921, justement l’année où le gouvernement français s’acharna contre l’espéranto à la Société des Nations. L’année suivante, le
ministre de l’instruction publique, Léon Bérard, décréta l’interdiction d’utiliser les locaux scolaires pour les cours d’espéranto, ce en quoi il trouva, dans la décennie suivante, un imitateur en la personne de Bernhard Rust,
ministre de l’éducation du IIIe Reich.

Il est possible que vos propos n’aient pas eu la moindre influence sur ces événements, mais, ces attaques ayant commencé en décembre 1921, qui sait aussi s’ils n’ont pas
contribué au colportage d’idées inexactes, méprisantes et dévalorisantes à l’égard de l’espéranto ? Bon, je vous accorde que vous avez eu la bienveillance de permettre la traduction de “Crainquebille” et de plusieurs autres nouvelles en espéranto. Lors de votre conversation avec le capitaine X, vous n’avez même pas cité le nom de celui
qui a été à l’origine de l’espéranto.

Le connaissiez-vous, seulement ?
Et, si oui, que saviez-vous de plus ?
Le fait que vous ne saviez que peu de choses sur l’espéranto apparaît évident. Vous avez attribué à un grammairien (“C’est un mécanisme construit par un savant...”, “ l’oeuvre d’un grammairien, si docte fût-il...”), une oeuvre qui a été avant tout celle d’un amoureux des langues, d’un humaniste, d’un oculiste qui
vivait au contact d’une clientèle très pauvre et qui sacrifiait une grande partie de son temps de sommeil à ce qui allait s’appeler l’espéranto.

De la douzaine de langues que connaissait le Dr Zamenhof, le russe était sa préférée et il aimait aussi beaucoup le français.

Vous avez vous-même dit ou écrit ailleurs : “Des rêves généreux sortent des réalités bienfaisantes”, ce qui semble confirmé par l’esprit du titre d’un des chapitres des “Propos” : “La toute-puissance du Rêve”. Figurez-vous que c’est tout à fait l’image de l’espéranto ! Ce fut
même un rêve d’enfant, un rêve jamais renié ni trahi, jusqu’au dernier souffle.

Par contre, permettez-moi de reprendre l’un de vos propos sur la guerre : “Les plus éminents penseurs se tendent la main par-dessus les frontières. Ils n’ont ni les mêmes penchants, ni le même cerveau. Pourtant ils se rapprochent par leur humanité et par leur compassion envers tous leurs semblables.
C’est donc par un coupable abus qu’on voudrait opposer les consciences nationales.
Dans leur plus sereine expression, elles se complètent, au contraire. Et l’on peut adorer sa patrie en révérant les autres.
Mais, par malheur, la patrie n’est point seulement un ensemble d’idées radieuses. Elle est aussi la raison sociale d’une foule d’entreprises financières dont beaucoup sont peu recommandables.
C’est surtout l’antagonisme des appétits capitalistes parfois très illégitimes qui pousse les nations à s’entrechoquer et qui cause les guerres modernes. Rien n’est plus triste
”.

Ne peut-on pas dire, après cela, que vous et le Dr Zamenhof, votre contemporain, étiez sur la même longueur d’onde ? N’auriez-vous pas repris à votre compte ces phrases d’un discours qu’il prononça au Guildhall de
Londres, en 1907, à propos du chauvinisme : "Tandis que le pseudo-patriotisme, c’est-àdire le chauvinisme ethnique, fait partie de cette haine commune qui détruit tout dans le
monde, le vrai patriotisme fait partie de ce grand amour universel qui construit, préserve et rend heureux. L’espérantisme, qui prône l’amour, et le patriotisme qui prône aussi l’amour, ne pourront jamais être ennemis.
Chacun peut nous parler de toute forme d’amour, et nous l’écouterons avec reconnaissance ; mais lorsque ce sont des chauvins, ces représentants d’une haine abominable, ces
démons des ténèbres, qui nous parlent d’amour de la patrie, qui incitent les hommes contre les hommes, non seulement entre les pays, mais aussi dans leur propre patrie, alors
nous nous détournons avec la plus grande indignation. Vous, noirs semeurs de discorde, ne parlez seulement que de haine contre tout ce qui n’est pas à vous ; parlez d’égoïsme, mais
n’utilisez jamais le mot "amour" car, dans votre bouche, ce mot sacré se salit
".

Ou, ailleurs :
"Je ne vois en tout homme qu’un homme et je n’apprécie chaque homme que par sa valeur personnelle et ses actes. Je considère comme barbare toute offense ou pression à
l’égard d’un homme parce qu’il appartient à un peuple, à une langue ou à une classe sociale autres que les miens.
" [1]
Et il serait possible encore de citer son discours
de Genève (1906) sur les pogroms qui avaient eu lieu dans sa ville natale et dans lequel il condamnait fermement le détournement de la foi religieuse au service d’entreprises
criminelles. Malheureusement, cela se vérifie encore de nos jours, et les pouvoirs élus par les peuples pèsent de moins en moins lourd face à l’avidité de sociétés pour lesquelles
tout ce qui est humain est étranger.

Admirateur de Jésus Christ et plus chrétien que lui, le chef de l’État le plus puissant du monde applique à sa façon le commandement de Dieu “Tu ne tueras point” en surarmant son pays pour l’homicide de masse, et ceci avec
l’appui des milieux financiers et du complexe militaro-industriel — ce contre quoi le président
Eisenhower avait mis ses compatriotes en garde en 1961 — et même de sectes.

Vous auriez sans doute parlé tout autrement de l’espéranto si vous aviez étudié cette langue, même seulement comme Tolstoï avait osé le faire, et si vous aviez su ce qui avait amené Zamenhof à la proposer à l’humanité.

Rien n’a vraiment changé par rapport à l’espéranto dans la mentalité de bon nombre d’intellectuels. Ils ne font que répéter ce qu’ils ont entendu dire de gens qui ont eux-même répété ce qu’ils ont entendu dire, et ainsi de suite. Et
comme ils sont quasi ignorants de la question, ils s’efforcent d’esquiver les questions par des boutades et d’entraver le débat.

Il est vraisemblable que personne ne vous a écrit après votre mort. Je ne sais où vous êtes.
Est-ce dans “L’Île des pingouins”, dans unlieu où “Les Dieux ont soif” et où il est question de “La révolte des anges” ?... Tous mes compliments pour le prix Nobel 1921 ! C’est justement l’année de la fondation de SAT...

Henri Masson