Pourquoi suis-je espérantiste ?

Publié le vendredi 30 mai 2008 par Vinko

Parfois, avant de m’installer devant l’ordinateur, qui est, avec la pile de dictionnaires en équilibre sur mon bureau, un des principaux outils de travail de mon activité de traduction, je me pose cette question, alors que des écritures incompréhensibles défilent sur l’écran à toute vitesse. Et cette question revient de manière récurrente lors de mes semaines de travail bénévole, en contact avec des gens du monde entier.

Une fois la question posée, mon cerveau continue son agitation lente encore pleine de sommeil malgré le café du matin. Après tout, pourquoi passer autant de temps sur des projets qui n’intéressent qu’une infime poignée de gens ? Pourquoi mettre tant d’énergie pour quelque chose dont la planète entière n’a rien à cirer ?

Et les doutes existentiels m’assaillent. Traduire en espéranto ces textes divers et variés, de près ou de loin en relation avec l’agriculture et l’environnement, tenir un stand au Festival de la Terre de la petite ville d’à côté, écrire cet article... A quoi bon ? N’est-ce pas seulement le moyen de transposer mon incapacité à gober les mouches en plein vol ?

Et là, un gouffre sidéral s’ouvre sous moi.

Tant pis, je laisse tout tomber et vais voir les copains pour parler du monde, qui va mal. Et là, c’est encore pire. Je descends doucement la pente vers un fond noir suie.

Le monde va mal, les travailleurs autour de la terre se font de plus en plus exploiter, la catastrophe écologique est déjà là, les nappes phréatiques baissent à une cadence infernale, réveillant encore plus l’enfer de la Guerre.
Le monde au bord du gouffre, et moi, là, à picoler de la bière (même pas bio !), à m’arranger avec toute cette fange ambiante qui gagne du terrain chaque jour, grignotant peu à peu les digues que des militants en désespoir de cause s’efforcent de bricoler face au rouleau compresseur du capital et de sa conséquence, la misère humaine.

Est-ce que j’ai le droit de rester sans rien faire, à regarder passer la vie, la misère et la mort ? Suis-je dans le monde, ou suis-je en hors-sol, gavé de malbouffe ?

Le droit, je l’ai, oui, peut-être. Et le choix, est-ce que je l’ai ?

Individuellement, oui, certainement. Et collectivement ? Est-ce que je peux imaginer que le "je" qui m’habite et tous les autres "je" autour de moi peuvent regarder placidement le monde s’enfoncer ainsi dans le chaos, en restant les bras croisés ? Là, la réponse est moins évidente, quand je vois les deux petits bouts de chou qui jouent dans la cour en bas...

Je sens le "nous" qui habite le "je" qui m’habite commencer à avoir mal, à se tortiller pour finalement hurler de douleur, de rage et de révolte.

NON !

Je ne peux pas, en me disant "moi, tout seul, je ne peux rien faire", les bras croisés laisser mourir les deux gamins qui maintenant poussent leur chariot de bois à travers le village en criant de joie.

Une voiture surgit à toute allure, j’ouvre la fenêtre, j’hurle, les mômes se pétrifient, le chauffeur arrête sa voiture en catastrophe. Un long et lourd silence plane sur la rue. Un enfant fond en larmes, en se pissant dessus, le chauffeur descend en tremblant, me regarde et murmure "merci".

Tout seul, dans le désert humain de cette campagne montagnarde, j’ai agit, par un cri. Et tout s’est arrêté.

Un café fume dans sa tasse, sur le bureau où tient en équilibre la pile de dictionnaires. Je rallume l’ordinateur. Si je n’agis pas avec la langue qui m’habite, personne ne fera mon travail à ma place. Alors, je recommence à faire mes allers-retours entre le tas de dictionnaire et la barricade, qui se transformera peut-être en pont, peut-être jamais. Tant de mômes en bas de ma fenêtre sont sur le point de mourir, que je ne peux pas rester les bras croisés.

Je me remets au travail. Sans espoir, mais je ne peux pas ne pas ouvrir la fenêtre : le monde affronte des questions (comment gérer les ressources planétaires sans provoquer des guerres ? Comment arrêter la fuite en avant vers la catastrophe humaine ?) qui ne peuvent se traîter sérieusement et efficacement qu’au niveau mondial. Je ne peux pas compter sur les gouvernants pour porter un projet de vie différent de celui qui leur permet de se gaver.

Moi, toi, nous. Il y a moi, qui agit par l’Espéranto, sans attendre que tout le monde le parle, avec l’espoir d’apporter ma pierre à la barricade. Toi, tu me lis pour une fois en français. Reste le nous. Et pour cela, il est nécessaire de se comprendre à travers le monde. Il y a l’Espéranto. Peut-être que cela aidera ? Peut-être pas. Dans le doute je ne m’abstiens pas. J’ouvre la fenêtre et je fais ce que je peux faire et ce dans quoi, malgré la noirceur du monde, je prends plaisir. Je traduis, je relaie l’information et essaie à la mesure de mes moyens de faire vivre cette langue-serpent de mer, dont souvent l’existence est niée, dont parfois le souvenir renaît lors d’une rencontre fortuite dans la rue, et qui inlassablement portée par des millions de sherpas, fraie son chemin dans l’obscurité de mon cœur, de l’espoir dans mon désespoir.

J’éteins l’ordinateur, il est tard, j’ai terminé cet article.

Robin BETO