Ségolène Royal et la communication linguistique

Publié le vendredi 5 janvier 2007 , mis a jour le lundi 19 mai 2008

Chère Madame Royal,

Vous proclamez que vous voulez écouter les citoyens. Ce n’est pas l’impression que donne votre réponse au plaidoyer de M. Francis Bernard pour l’espéranto, comme lange-pont des Européens — à mon avis, de l’humanité.

Vous affirmez regretter “la perte d’influence de la langue française et son recul face à l’anglais“. Or, par l’attention dont vous bénéficiez, vous avez contribué au renforcement de cette perte d’influence et à ce recul lors d’un séjour en Suède où, sans que cela vous soit demandé, vous vous êtes exprimée en anglais. Je lis à ce propos, dans "Le Figaro"(1) : “Avec l’aide d’une interprète, car son anglais est un peu sommaire pour parler technique des relations sociales“. Et ceci après combien d’années d’étude et de pratique de cette langue ?

Tant qu’à avoir besoin d’interprète, n’était-il pas préférable d’avoir recours à un(e) interprète français-suédois ? Vous auriez ainsi exprimé votre pensée avec une précision autrement plus grande, bien que la formule ne soit pas fiable non plus à 100/% : l’adage italien “tradutore, traditore“ dit que traduire, c’est trahir...

Vous manifestez votre préférence pour “d’autres solutions que celle du recours à cette langue intermédiaire qu’est l’esperanto“. Soit.

Mais des “solutions“ génératrices de problèmes ne méritent pas ce nom. Vous pouvez observer que, partout en France, des cours de langues étrangères (y compris d’allemand !) disparaissent au seul profit de l’anglais, et que le français en souffre aussi. L’apprentissage superficiel et approximatif de quelques langues mènera inéluctablement à l’usage excusif de l’anglais, ou plutôt d’un "broken English" tout aussi approximatif comme langue unique et à la destruction de cet atout qu’est la diversité linguistique : voir les rapports de l’Assemblée nationale (Herbillon, n° 902, 2003) et du Sénat (Legendre, n° 73, 1994-1995 ; n° 63, 2003-2004). Il existe une autre proposition dont vous devriez prendre connaissance : le Rapport Grin sur ”L’enseignement des langues étrangères comme politique publique” (2).
Natif anglophone, ancien du British Council, professeur à l’École supérieure de commerce de Copenhague, Robert Phillipson3 a reconnu, à Prague, en 1996, après avoir observé le fonctionnement de l’espéranto sur le terrain : “Le cynisme par rapport à l’espéranto a fait partie de notre éducation“. Malheureusement, comme il en fut longtemps pour lui-même, vous faites partie de cette écrasante majorité de personnes dont la seule référence est le oui-dire, qui donnent volontiers un avis sur des choses dont elles connaissent à peine plus que le nom.

La diversité linguistique est à la fois, bien sûr, une richesse et qu’un obstacle. L’espéranto se présente comme une solution pour préserver la diversité culturelle qui caractérise notre Europe. La France pourrait oeuvrer concrètement pour que les citoyens de l’Union se comprennent et se connaissent mieux. Le PS était sur la bonne voie en 1975 et 1979, lorsqu’il avait déposé deux propositions de loi pour l’introduction de l’espéranto dans les cursus d’enseignement secondaire et supérieur (3).

Vous parlez d’une “augmentation des moyens consacrés à la traduction des œuvres, écrites, théâtrales, cinématographiques ou audiovisuelles“ alors que vous évoquez, plus loin, “un manque cruel de moyens financiers“.
Vous évoquez le modèle scandinave. Or, outre la Norvège, le Danemark et la Finlande, la Suède est le pays que j’ai le plus visité au moyen de l’espéranto. Olof Palme avait fait savoir à l’Association des Travailleurs espérantistes suédois qu’il était convaincu de l’existence d’un lien entre la soif de connaissances, la participation à la vie internationale et l’apprentissage de l’espéranto parmi les travailleurs suédois des années vingt et trente du XXème siècle et qu’il avait de l’avenir : “Il est tout à fait évident qu’il aura à l’avenir une grande mission dans l’accélération de la compréhension et de la coopération internationales“.

Quant à l’“intercompréhension entre langues apparentées“ et au “concept de « familles de langues »“, ce n’est pas inconnu des espérantistes. C’est fort bien expliqué dans "Langues sans frontières“ (éd. Autrement) où l’auteur, Georges Kersaudy, y présente 29 langues de l’Europe. Il a été amené à parler, écrire et traduire pas moins de cinquante langues de l’Europe et de l’Asie, dont l’espéranto, qui a stimulé son intérêt pour les autres langues et facilité leur apprentissage. Le même objectif peut donc être atteint à peu de frais et en peu de temps par l’apprentissage de l’espéranto qui, lui, est une langue à part entière ouvrant aussi la possibilité d’échanges avec les autres parties du monde, en particulier l’Asie et l’Afrique, car il est évident que l’Europe ne doit pas se replier sur elle-même.

Vous citez Umberto Eco : “une Europe de polyglottes n’est pas une Europe de personnes qui parlent couramment beaucoup de langues, mais de personnes qui saisissent le génie, l’univers culturel que chacun exprime en parlant la langue de ses ancêtres et de sa tradition » , car « le premier instrument du génie d’un peuple, c’est sa langue » (Stendhal)“. (1993)
Or, il se trouve que, lors d’un entretien accordé la même année au “Figaro“ (19.08.1993, p. 11), il avait dit : “Au contraire, je pense qu’une langue « véhiculaire » est nécessaire, mais qu’en même temps il est nécessaire d’arriver à un plurilinguisme raisonnable. On ne peut pas passer son temps à apprendre toutes les langues, mais il faut acquérir une certaine sensibilité aux différents langages. (…) Il pourrait s’avérer que demain, dans une Europe unie, chaque pays refusant que la langue véhiculaire soit celle de l’autre, on arrive à accepter l’idée d’une langue véhiculaire artificielle.
À Franz-Olivier Giesbert, qui avait fait allusion à « l‘utopie de l’espéranto », il avait répondu : “Utopie jusqu’à hier, sans doute. Mais une utopie de ce genre a peut-être plus de chance de se réaliser aujourd’hui. Grâce à la télévision. Avec elle, on peut tout faire“. Depuis 1993, il y a plus efficace que la télévision, tant pour l’information que pour la documentation et l’apprentissage de cette langue : Internet a ouvert une brèche dans ce mur du silence et de désinformation que certains ont tenté d’élever autour de l’espéranto et dont vous êtes, vous aussi, une victime.

Victime des mêmes préjugés, Umberto Eco a reconnu l’avoir pris l’espéranto à la légère jusqu’au jour où il été amené à changer d’avis après l’avoir étudié de façon scientifique pour préparer un cours au Collège de France : voir “La recherche de la langue parfaite“. Un chapitre de cet ouvrage est consacré aux langues internationales auxiliaires (p. 359 à 380), et en majeure partie à l’espéranto.

Georges Kersaudy, dans l’ouvrage déjà cité, présente pour sa part 29 langues, dont l’espéranto, auquel il consacre deux chapitres (23 et 24, p. 251 à 260).

En réponse à la citation de Stendhal, ce qui ne lui enlève rien, il est possible de citer aussi le professeur Antoine Meillet (1866-1936), l’auteur de “Les langues dans l’Europe nouvelle“ (Payot, 1918) : “Si l’apprentissage des langues étrangères est poussé à fond de manière à profiter à l’esprit, il demande un temps immense. S’il est superficiel, il n’apporte rien à la culture intellectuelle.

Pour pouvoir traiter d’une question aussi grave, il faut d’abord être en mesure de comparer toutes les propositions. Pour comparer, il faut disposer de tous les éléments de réflexion sur toutes les propositions. Je me doute que, surtout en ce moment, vous n’avez pas le temps d’étudier le dossier “espéranto“, parmi beaucoup d’autres.

On a toujours tardé en pensant qu’il y avait “plus urgent“, et c’est ainsi que l’on est arrivé à une impasse. L’espéranto est écarté de tout débat. Il est considéré avec le même dédain, la même condescendance, la même arrogance, voire la même hostilité qui ont frappé et frappent encore les femmes, les gens de couleur ou de nationalité différente. Les préjugés qui ont frappé et frappent encore les femmes sont du même niveau que ceux qui ont frappé et frappent encore l’espéranto. En tant que femme, vous devriez, en principe, être mieux à même de le comprendre (?). Je vous signale un site “Les socialistes pour l’espéranto“ : http://ps-esperanto.ouvaton.org/

Veuillez agréer, chère Madame Royal, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Henri Masson

Coauteur de "L’homme qui a défié Babel" avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP. Paru en première édition en 1995 chez Ramsay, en seconde édition en 2001 chez L’Harmattan simultanément avec sa traduction en espéranto, en 2005 en coréen et espagnol, 2006 en lituanien ; en attente d’édition en tchèque. Consacré “Livre de l’année 2005 recommandé à la jeunesse” par le monde coréen de l’édition. Existe sur cassette pour les déficients visuels.
1. http://www.lefigaro.fr/france/20060704.FIG000000081_segolene_royal_denonce_le_proces_en_blairisme_qui_lui_est_fait.html
2. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/054000678/index.shtml
3. Auteur de : "Linguistic imperialism". Oxford : Oxford Univ. Press. 1992, et de "English-Only Europe ?". Robert Phillipson. Londres : Routledge. 2003.
4. http://www.esperanto-sat.info/article918.html (+ 188)
5. Seuil, collection “Faire l’Europe“, 1994.