Un courage intellectuel certain

Publié le vendredi 15 juillet 2005 par admin_sat

Le Figaro [1] et “Le Temps [2], ont donné écho au rapport rédigé sous le titre “L’Enseignement des langues vivantes étrangères comme politique publique” par le professeur François Grin. Docteur en sciences économiques et sociales (1989), François Grin a occupé des charges d’enseignement dans diverses universités (Montréal, Washington, Genève, Fribourg) Il est actuellement professeur d’économie à l’École de traduction et d’interprétation (ETI) de l’Université de Genève et Directeur-adjoint du Service de la recherche en éducation (SRED) du Département genevois de l’instruction publique. Il est en outre, depuis 2001, membre de la Délégation à la langue française (DLF) de Suisse romande. François Grin fait preuve d’un courage intellectuel peu commun en affirmant qu’“ il n’y a rien de particulièrement « économique » à privilégier l’anglais (ni, par exemple, une troïka anglais-français-allemand) ”. Il voit dans le “tout-à-l’anglais” ce que la plupart des élus et décideurs, les enseignants et les parents d’élèves n’ont encore jamais remarqué : “ une solution extraordinairement inégalitaire  [3].

Nous ne nous sommes jamais privés, dans “La SAGO”, de citer le directeur du British Council qui, dans son rapport 1987-1988, avait écrit : “ Le véritable « or noir » de la Grande-Bretagne est non point le pétrole de la Mer du Nord, mais la langue anglaise. Le défi que nous affrontons, c’est de l’exploiter pleinement. “ François Grin nous donne des chiffres. La Grande-Bretagne gagne au minimum, au net, 10 milliards d’euros du fait de la dominance actuelle de l’anglais, et même 17 à 18 milliards en raison d’effets multiplicateurs. Et ceci sans tenir compte de l’avantage dont jouissent les locuteurs natifs anglophones “dans toute situation de négociation ou de conflit se déroulant dans leur langue ”.

François Grin cite une estimation selon laquelle les États-Unis épargneraient “ quelque 16 milliards de dollars par année du simple fait que l’enseignement des langues étrangères au cours de la scolarité obligatoire y est minimal. Ce montant représente plus du triple du budget annuel de la National Science Foundation américaine, organe central de soutien fédéral à la recherche et au développement : à terme, ceci ne peut que se traduire, toutes autres choses égales par ailleurs, par des taux de croissance plus élevés, qui sont ainsi co-financés par les pays nonanglophones qui acceptent de faire de l’anglais « la » langue internationale.

Il semble bon d’ajouter à cela que, outre des économies très substantielles, même si une très forte baisse a été constatée après le 11 septembre 2001, il y a aussi des profits qui ne le sont pas moins : “ selon l’Institute of International Education (IIE), les étudiants étrangers rapportent quelque 13 milliards de dollars chaque année aux caisses des universités américaines, de l’économie et de l’État  [4]. Quant à ceux qui, par un soi-disant “réalisme”, se résignent à subir l’anglais, qui lui sacrifient beaucoup d’argent et une part importante de leur temps de loisirs ou de perfectionnement dans tel ou tel autre domaine professionnel ou autre qui les tient à coeur : “ ils n’arrivent pas, sauf exception, au degré de maîtrise qui garantit l’égalité face aux anglophones de naissance : égalité face à la compréhension, égalité face à la prise de parole dans un débat public, égalité dans la négociation et le conflit.”

Pour parvenir à un niveau d’élocution égal, il faudrait “un investissement total de l’ordre de 12.000 heures d’apprentissage et de pratique serait nécessaire. A raison de quatre heures d’enseignement par semaine et 40 semaines de cours par an, il faudrait 75 années de cours pour atteindre ce total et approcher ce niveau de compétence.

L’anglais minimal qui sert à “se débrouiller partout” est finalement un leurre qui coûte infiniment plus qu’il ne rapporte aux pays non-anglophones, à leurs citoyens, à leurs contribuables. Et pourtant ça marche : les “béni-yes-yes” se comptent par centaines de millions à travers la planète. François Grin adore l’anglais mais il tient à préciser : “ Pour terminer, rappelons une évidence : il ne s’agit pas ici d’incriminer la langue anglaise ou ses locuteurs. Le vrai problème, c’est celui de la domination linguistique, quelle qu’elle soit, et des privilèges qui s’ensuivent. Ce n’est donc pas en substituant le français à l’anglais qu’on aboutirait à une solution plus attrayante pour les Européens, hormis les francophones eux-mêmes : cela ne ferait en effet que réorienter les transferts décrits ici, et ne présenterait aucun intérêt pour les Suédois, les Polonais ou les Portugais. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher des réponses satisfaisantes aux questions que soulève la construction européenne.

Une étonnante ignorance

François Grin a le mérite non seulement de remettre la position de l’anglais en question, mais d’oser admettre l’espéranto comme solution possible digne d’être prise en considération : “ À l’heure actuelle, l’espéranto est sans doute le prétendant le plus sérieux. Certes, tout recours à cette langue est souvent rejeté d’office, sur la base d’arguments d’une étonnante ignorance. Il n’en reste pas moins qu’il conserve toute sa pertinence comme élément-clef d’une solution à long terme pour l’Union européenne.

Une autre application possible de l’espéranto mérite examen elle aussi : “ (par exemple, l’espéranto comme langue-relais) qui s’avère le meilleur. ” Les thèses de François Grin vont à l’encontre de la proposition du rapport Thélot qui recommandait d’enseigner “l’anglais de communication internationale“ : “ Si cette proposition apparaît comme la plus simple, d’un point de vue de politique publique, c’est sans doute la plus mauvaise des solutions. Ce n’est pas, et de très loin, la moins chère ; c’est par ailleurs la plus inéquitable ; et elle condamne le français, et, avec lui, toutes les langues d’Europe, sauf l’anglais, à la provincialisation. “(1)

Henri Masson