Un pastiche de l’espéranto

Publié le sabato 21a aŭgusto 2004 par admin_sat

Ainsi, certains affirment que l’Ido [1] est “un espéranto réformé“, un “espéranto amélioré“, une “version améliorée de l’espéranto“, une “alternative à l’espéranto” ou encore “un pas en avant“ par rapport à l’espéranto, etc. L’histoire de l’Ido n’est pas aussi reluisante qu’il n’y paraît à travers les présentations que cherchent à répandre ses rares adeptes. Nul ne peut certes nier que l’Ido soit un descendant — non voulu — de l’espéranto. Sur le plan juridique, il y a même lieu de noter que le Dr Zamenhof avait refusé aux idistes l’utilisation du nom “espéranto réformé“.

A l’origine de l’Ido, il y a l’affaire de la “Délégation pour l’adoption d’une langue auxiliaire internationale“ fondée en 1900 par Louis Couturat, professeur de philosophie, et Léopold Leau. En 1907, cette démarche pour le choix d’une langue internationale avait reçu l’approbation de 307 sociétés et de 1251 membres d’académies et d’universités auxquels rien ne laissait présager la présentation subite, au moment décisif, de ce qui allait être nommé “Ido“. En effet, celui-ci ne figurait pas parmi les projets qui devaient être examinés et fut présenté à la sauvette. Une grande partie des signatures avaient été obtenues grâce au concours d’un grand nombre d’espérantistes tout à fait confiants, tels que le Russe Nikolaï Evstifeïev qui procura même une forte somme d’argent à Couturat pour faire avancer les choses.

Dans la Commission — dont les secrétaires étaient Couturat et Leau — qui devait exprimer son avis sur le choix d’une langue construite, il n’y avait en fait que deux linguistes de très grand renom : Jan Ignacy Baudoin de Courtenay, professeur de linguistique à l’Université de Saint Petersbourg, précurseur de la phonologie, et Otto Jespersen, professeur de philologie à l’université de Copenhague. Bien que non linguiste, physicien et philospohe, Prix Nobel de Chimie, Wilhelm Friedrich Ostwald avait exprimé son intérêt pour ces questions, en 1901, dans Naturphilosophie : “Une langue internationale présage dans les relations humaines d’une grande économie dans la dépense d’énergie, et dans cette économie de dépense se trouve l’essence de la civilisation.“ Tout comme Couturat, il avait pourtant affirmé que toutes les chances étaient du côté de l’espéranto.

Au moment du vote de la résolution, les trois comploteurs : le véritable instigateur de l’affaire de l’Ido, Louis Couturat, et ses acolytes Léopold Leau et Louis de Beaufront, étaient évidemment présents. Et Beaudront était censé représenter le Dr Zamenhof, donc de défendre l’espéranto. Le vote se déroula dans une totale irrégularité, et c’est même assez ahurissant que des scientifiques respectables, souvent mentionnés avec emphase par les idistes, aient été impliqués dans un coup aussi tordu. Ils étaient sans nul doute de bonne foi mais aucun n’a pressenti la manoeuvre. Dominé par Couturat, le secrétariat s’était en fait arrangé pour avoir le véritable pouvoir définitif de choix et de décision en accueillant, comme par hasard, Beaufront comme membre coopté. Après coup, aussitôt qu’il comprit le stratagème, Baudoin de Courtenay claqua la porte de la Délégation et justifia ainsi son attitude sur le plan linguistique : “A mon avis, la langue internationale de Ido n’existe pas du tout, et je ne peux approuver l’attitude de Monsieur Ido, qui n’a pas rappelé, même par un seul mot, que son projet n’était pas un projet nouveau et indépendant, mais simplement un espéranto modifié dans quelques détails, et pas toujours de manière heureuse et réussie. (...) Dans l’ensemble, je ne vois pas de réelle amélioration dans l’Ido par rapport à l’espéranto. L’espéranto présente dans son intégralité le cachet d’une indéniable originalité que l’on chercherait en vain dans le projet Ido. Sur de nombreux points, l’Ido vaut moins que l’espéranto et constitue non point un progrès, mais une régression. (…) Quiconque prend la décision de rompre l’unité des espérantistes accomplit un pas très risqué et très lourd de conséquences. De ce fait, voulant éviter une responsabilité aussi grave, je suis obligé de démissionner... [2]

Furieux d’avoir été trompé, Jespersen exigea une confession publique des auteurs de ce coup monté, mais il ne l’obtint pas. Il resta néanmoins idiste jusqu’en 1927. Président d’honneur de la Délégation, le professeur Förster condamna sévèrement l’attitude de la Commission. Ostwald démissionna de la présidence. Il n’en apporta pas moins un soutien financier important à l’Ido avec l’argent de son prix Nobel de Chimie obtenu en 1909. Nombreux furent les membres et les sociétés qui rompirent les relations avec la Délégation et sa Commission. Sur les 307 sociétés qui constituaient la Délégation, 14 seulement ont approuvé l’Ido jusqu’en 1910.

C’est donc pur mensonge et poudre aux yeux de nommer l’Ido “la langue de la Délégation“, et d’affirmer qu’il “n’est autre que l’espéranto débarrassé de ses imperfections, complétée et rendu plus précis par une Commission internationale de savants compétents“ (sic !).

Couturat avait trouvé dans l’énigmatique Louis de Beaufront — un homme qui avait quelque chose à cacher — un homme de paille facile à manipuler pour trahir la confiance du Dr Zamenhof. Beaufront se faisait nommer marquis et c’est seulement en 1937 que le jour se fit dans le monde espérantophone sur sa véritable identité : il était enfant naturel d’une malheureuse nommée Chevreux. Ce retournement soudain de Beaufront, qui fut l’un des pionniers et des piliers de l’espéranto dans l’hexagone, reconnu comme le représentant du Dr Zamenhof en France, fut d’autant plus inattendu qu’il avait exprimé ainsi son attachement indéfectible à la Langue Internationale : “De même que j’ai prophétisé autrefois la mort du volapük le jour même de sa naissance, de même avec une entière confiance, et sans crainte d’être démenti, je prophétise la mort de tout système qui prétendra s’opposer à l’espéranto. Vingt-cinq années de travail personnel, de recherches sur la question, m’obligent à voir, dans l’espéranto seul, la vraie solution du problème.” (…) “A quelque point de vue qu’on l’envisage, l’espéranto est une œuvre de toute logique et d’un sens pratique admirable. Il est si pleinement conforme au vrai programme de la langue internationale que tout nouveau système ne pourrait l’égaler qu’en le pastichant d’une manière évidente, ou plutôt en l’imitant complètement. Aussi pouvons-nous dormir en paix. Jamais nous n’aurons besoin d’abandonner l’espéranto : on ne nous donnera pas mieux.”

Beaufront avait pourtant des qualités indéniables. Premier espérantiste en France, dès 1888, il y accomplit un travail immensément méritoire dans la première période de l’espéranto. Mais la rancœur le gagna lorsque Carlo Bourlet et Théophile Cart l’évincèrent de son rôle de premier plan après l’affaire Hachette. En effet, en 1901, confiant en Beaufront, Zamenhof s’était fait représenter par celui-ci auprès des éditions Hachette pour publier des ouvrages d’espéranto. Or, Bourlet et Cart avaient averti Zamenhof contre les pouvoirs excessivement étendus qu’il avait accordés, par méconnaissance des questions de contrats d’édition, à Beaufront et à Hachette. Zamenhof se serait trouvé définitivement lié à Hachette tandis que le vrai faux marquis, de concert avec l’éditeur, aurait disposé d’un droit de regard quasi absolu sur tous les ouvrages en espéranto ou le concernant, quels que soient leurs auteurs. Cart et Bourlet firent capoter l’affaire et évitèrent ainsi que l’édition espéranto ne devienne un monopole de Hachette. Heureuse décision, car Hachette délaissa l’édition d’ouvrages en espéranto après la première guerre mondiale.

Hormis le trio Couturat-Leau-Beaufront, parmi les personnages cités par les idistes comme appartenant à la Délégation, aucun n’a été réellement impliqué, en pleine connaissance de cause, dans cette machination. Ainsi, le professeur Émile Boirac, recteur de l’Université de Dijon, à qui nous devons la citation : “L’espéranto, c’est le latin de la démocratie“, n’a jamais cessé d’œuvrer loyalement pour l’espéranto et lui seul, de même que George Harvey, le journaliste et éditeur très connu de North American Review (New York) dans laquelle il accorda une bonne place à l’espéranto. Il devint même président de l’Association d’Espéranto d’Amérique du Nord (EANA) en 1908-1909, donc après l’apparition de l’Ido. William Thomas Stead, qui périt en 1912 dans la catastrophe du Titanic, accorda quant à lui une page mensuelle à l’espéranto dans la Review of Reviews dont il était l’éditeur.

Il est peu vraisemblable qu’il y ait eu d’autres entourloupettes du genre de l’affaire de l’Ido dans toute l’histoire de l’invention de langues internationales. En fait, l’histoire de l’Ido inspirerait plutôt la honte qu’un sentiment de fierté. C’est une histoire de magouilles, de manipulations et de trahisons qui pourrait, par certains aspects, faire l’objet d’une pièce de théâtre finalement plutôt comique. Son titre pourrait paraphraser (paratitrer ?) l’album du caricaturiste Georges Wolinski : Je ne veux pas mourir Idiot.