D - CONCLUSION

Publié le vendredi 20 mai 2005 par admin_sat

Le décalage entre l’image courante et la réalité est si énorme que l’on peut affirmer sans risque d’erreur que dans notre société – abstraction faite d’une petite minorité d’usagers – l’espéranto n’est tout simplement pas connu.

Les relations entre les divers facteurs qui contribuent à cette méconnaissance sont difficiles à préciser. On peut dire que des intérêts particuliers (ou des réflexes de défense), parfois individuels, souvent collectifs, parfois conscients, généralement inconscients, de nature sociale
ou politique, voire économique [1], exploitent des ressorts affectifs (angoisse latente, problèmes d’identité, peur du ridicule), renforcés par des malentendus d’ordre cognitif, pour empêcher l’étude sur le terrain (field study) du phénomène sociolinguistique "espéranto". Les médias contribuent à amplifier l’action des autres facteurs en diffusant largement dans la population les modèles d’attitude et les rationalisations qui, au départ, étaient les armes des intérêts particuliers menacés.

Dans cette imbrication d’influences diverses, les facteurs psychologiques ne sont pas premiers. Ceci est attesté par le fait que la majorité des enfants et des adolescents à qui l’on explique ce qu’est l’espéranto ont d’emblée une attitude favorable, allant souvent jusqu’au désir explicite d’apprendre la langue. Pourtant, le noyau complexuel "robot" existe chez eux comme chez les adultes. Comment se fait-il que, jusque vers 16-17 ans, il ne se projette guère sur l’espéranto ?

L’explication la plus plausible est que, moins exposés aux journaux et à la culture adulte en général, ces jeunes n’ont pas subi les effets de la désinformation sans laquelle les ressorts affectifs ne pourraient être mis en action.

Un sondage effectué au Salon de l’Étudiant à Paris du 14 au 25 mars 1984 [2] confirme cette interprétation. Les attitudes négatives envers l’espéranto se sont retrouvées essentiellement, non pas chez les personnes qui ignoraient la signification du mot ou chez qui il évoquait vaguement
une langue internationale, sans plus, mais chez les sujets qui pouvaient en donner une définition plus étoffée agrémentée d’un certain nombre de précisions. Ces personnes, qui croyaient savoir, mais dont l’esprit était, en la matière, surtout meublé de contrevérités, ont cité comme sources de leur information : la presse, la radio, les amis, les enseignants, les parents et les collègues de
travail, ou ont déclaré qu’il s’agissait simplement de culture générale.

Quoi qu’il en soit, la convergence des divers facteurs en jeu a pour effet de créer une image qui fait écran entre l’espéranto réel et la personne qui prend position à son égard. À vrai dire, il s’agit peut-être plus d’un prisme que d’un écran. La déformation est due à un effet cumulatif. Si l’on prend chaque trait isolément, l’écart entre l’image et la réalité est une simple nuance. La
ligne de démarcation qui sépare "universel" d’"international", "a été créé" de "s’est forgé peu à
peu", "apportera immédiatement la paix" de "peut favoriser le dialogue"
n’est pas nécessairement évidente et celui qui insiste pour qu’on la respecte peut passer pour tatillon.

Mais, pour compréhensible qu’elle soit, l’attitude qui consiste à faire fi de toutes ces nuances n’est admissible ni sur le plan scientifique, car elle empêche de percevoir le réel, ni sur le plan de l’équité : une erreur judiciaire reste une erreur judiciaire même si, pour chaque indice,
la police ne s’est trompée que de peu. Considérer comme rêveurs, linguistiquement ignares, ou imbéciles, des gens dont le comportement est tout à fait raisonnable, puisqu’ils appliquent un moyen qui répond bien à leur but, n’est pas digne d’une société qui parle haut et fort de dialogue entre les cultures, de compréhension mutuelle et de respect de la différence.

Personne, dira-t-on peut-être, n’a jamais traité les espérantophones d’imbéciles.
Directement, non. Mais on n’hésite pas à publier que les partisans de l’espéranto sont des utopistes selon lesquels l’adoption d’une langue "universelle" mettrait automatiquement fin aux conflits entre les hommes. Cela ne revient-il pas à prononcer à leur égard un verdict de
stupidité ? N’est-ce pas sous-entendre que ces gens sont incapables de tirer une conclusion logique des conflits familiaux, sociaux et politiques qui se déroulent dans un même cadre linguistique, ou des violences que peuvent connaître des régions unilingues comme l’Irlande du
nord et la Colombie ? La condescendance a beau être généralement inconsciente, elle n’en est pas
moins réelle.

Nous voudrions citer ici un fait significatif. Nous avons rencontré au cours de notre recherche, dans un milieu international, un haut fonctionnaire qui savait l’espéranto depuis l’enfance et avait participé dans sa jeunesse à de nombreuses réunions utilisant cette langue.

Quand nous lui avons demandé soit d’exposer par écrit son expérience des différents modes de communication linguistique, soit de nous permettre de le citer, il a refusé, demandant que nous ne publiions à son sujet aucune indication permettant de l’identifier. "Je tiens à ma carrière et à ma réputation", nous a-t-il dit. "Si on savait que je crois à la valeur de l’espéranto, cela me
ferait du tort"
. De même, un professeur maniant parfaitement la langue de Zamenhof, rencontré dans un pays où elle lui était fort utile, nous a prié de ne pas mentionner publiquement son appartenance au monde espérantophone. Ces deux personnes jugeaient l’espéranto supérieur aux autres moyens de communication internationale, mais, nous ont-elles dit, les circonstances étant ce qu’elles sont, c’est là une constatation qu’elles doivent garder pour elles.

Est-ce lâcheté ou réalisme ? Au lecteur de juger. Quel que soit son verdict, il verra sans doute dans leur comportement un aspect intéressant de l’image de l’espéranto : cette image a un effet discriminatoire. Celui qui se déclare publiquement partisan de l’espéranto est ipso facto affublé d’une étiquette dépréciatrice, sans que le jugement négatif de la société puisse être étayé.

Il s’agit purement et simplement d’un préjugé. Appartenir à la collectivité espérantophone est une tare, une maladie honteuse, comme, en certains temps et lieux, le fait d’être juif ou baha’i, ou d’avoir du sang africain dans les veines. L’attitude d’une partie considérable de la société, et surtout de l’intelligentsia occidentale, est, sans que les intéressés s’en doutent, radicalement contraire à l’esprit des droits de l’homme. Une prise de conscience de cette contradiction entre un idéal auquel on adhère intellectuellement et une attitude discriminatoire envers une collectivité innocente des défauts qu’on lui impute serait saine pour tout le monde, que l’on soit pour ou contre l’espéranto.

Il va sans dire que les considérations formulées dans le présent article sont loin d’épuiser le sujet. Nous nous sommes bornés à un travail de défrichage destiné à attirer l’attention des personnes qui s’intéressent à la communication interculturelle sur la facilité avec laquelle des auteurs, par ailleurs compétents dans leurs domaines respectifs, émettent publiquement au sujet de l’espéranto des affirmations tirées de leur propre fond et non de l’étude du dossier, sans s’apercevoir de ce que leur comportement a d’incongru.

Il ne s’agissait nullement de définir ici la valeur de l’espéranto en tant que moyen de communication inter-peuples, ni même de le situer par rapport aux autres systèmes. Plus modeste, notre but était simplement de déterminer dans quelle mesure l’image courante s’écarte
de la réalité. Si nous avons été amené à conclure que les prises de position sur l’espéranto sont fréquemment sous-tendues par des processus mentaux infantiles, c’est là un résultat secondaire d’une recherche qui, au départ, n’était pas orientée dans ce sens.

Ce qui nous a le plus frappé, au cours de cette étude, c’est le caractère catégorique, péremptoire, de la plupart des affirmations sur l’espéranto. Les auteurs qui mentionnent cette langue, fût-ce incidemment, adoptent un ton d’autorité indiscutable, comme s’ils savaient.

Pourtant, dès qu’on se documente, on constate qu’ils ignorent maintes données fondamentales. Mais ils ignorent leur ignorance. Sans doute serait-il utile de repérer d’autres cas quasi massifs d’ignorance ignorée au sein de notre société. En tout état de cause, il serait bon que des
chercheurs s’intéressant aux questions d’information, de sociologie, de psychologie et de linguistique explorent plus avant le terrain que nous avons essayé de défricher. La connaissance de l’être humain ne pourrait qu’y gagner.