Expressivité

Publié le mardi 7 janvier 2003 par admin_sat , mis a jour le samedi 21 août 2004

Mais le grand avantage de l’accusatif se situe au niveau de l’expressivité. Pour qui possède une langue slave, par exemple, l’impossibilité d’inverser le sujet et l’objet dans des langues comme le français et l’anglais est ressenti comme un terrible appauvrissement. Ceux qui goûtent à cette tournure en sont facilement séduit ?. C’est ce qui explique qu’on la trouve si souvent utilisée par des espérantophones dans la langue maternelle desquels cette structure n’existe pas.

Si l’on veut qu’une langue internationale excelle dans la traduction de textes originaux de toutes les cultures, l’accusatif est irremplaçable. La phrase du Notre Père Panem nostrum quotidianum da nobis hodie (qui est une traduction exacte, jusqu’à l’ordre des mots, du texte grec traduisant un original hébreu ou araméen aujourd’hui perdu) est rendue de façon beaucoup plus fidèle par l’espéranto

panon nian ĉiutagan donu al ni hodiaŭ

que par le français Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour : la musique de la phrase, la qualité générale du style n’a pas changé en passant du latin à la langue de Zamenhof. Il en est de même du vers de Virgile Infandum, regina, jubes renovare dolorem. La traduction en espéranto

Nedireblan vi petas, reĝin’ renovigi doloron

plonge le lecteur ou l’auditeur dans une ambiance beaucoup plus proche de l’atmosphère latine que la traduction française Vous m’ordonnez, ô reine, de renouveler une indicible douleur. Prenons un autre exemple dans la littérature russe contemporaine : les premiers mots du joli conte de Korolenko Le rêve de Makar. La construction russe "Etot son videl bednyj Makar", qui n’est possible que grâce à l’accusatif, peut être traduite littéralement en espéranto, ce qui crée d’emblée le même climat :

Tiu sonĝon vidis kompatinda Matar

Toutes les formules françaises que l’on peut trouver — "Voici le rêve que fit le pauvre Makar", "Ce rêve est celui que fit le pauvre Makar", "Le pauvre Makar fit le rêve suivant" — sont plates, par comparaison ; aucune n’a l’impact du texte original.

Des langues aussi différentes que le russe, le hongrois, l’allemand, l’arabe, le grec, le hindi, le japonais, le mongol utilisent un monème fonctionnel pour identifier l’objet de l’action. On en trouve également (mais leur usage est plus délicat) dans des langues comme l’espagnol, le persan, le roumain et le chinois. Si l’on admet le principe selon lequel la maniabilité d’une langue étrangère dépend à la fois de sa cohérence et de sa ressemblance avec la langue maternelle, force est de conclure que, pour la majorité de l’humanité, une langue internationale avec accusatif est plus maniable qu’une langue internationale sans accusatif.

Ajoutons au critère de maniabilité celui de clarté, sans lequel aucune communication linguistique n’a de sens, en tenant compte des conditions particulières dans lesquelles se trouve une langue utilisée par des personnes dont les réflexes linguistiques (par exemple en ce qui concerne la place des mots dans la phrase) sont fatalement très différents, et nous constaterons que les avantages de l’accusatif l’emportent de très loin sur ses inconvénients.

L’existence d’un accusatif en espéranto ne résulte pas d’une décision a priori, c’est le fruit d’une longue expérimentation. La forme primitive de la langue, dont nous avons un spécimen dans la célèbre "Lettre à Borovko", ne contient pas d’accusatif. Le deuxième stade, celui du cahier de 1881, est celui de l’expérimentation : dans la majorité des textes, l’accusatif (en -1) n’existe que pour les pronoms. C’est donc après de nombreux essais, après avoir traduit une série d’oeuvres littéraires et des textes très divers, que Zamenhof en est arrivé à la solution de l’accusatif généralisé, qui a porté le degré de cohérence à un point rarement atteint dans l’histoire des langues.