"Et vous, que pensez-vous des langues en Europe ?"

Publié le vendredi 19 octobre 2007

Merci, Monsieur le Commissaire, de demander l’avis des simples citoyens. C’est une sympathique marque de respect pour l’ "homme de la rue".

Le problème des langues en Europe est marqué par la tension entre deux besoins à première vue contradictoires : le besoin de communiquer efficacement et le besoin de respecter l’égalité, ainsi que chaque identité. Le recours à l’anglais n’est pas démocratique. Il rend aphasique la grande majorité des Européens. Observez la communication entre deux Européens moyens, de langue non germanique, d’une trentaine d’années, et ayant eu pendant leur scolarité six ou sept années d’anglais. Vous retrouverez tous les symptômes de l’aphasie : phrases hachées, recherche constante du mot désiré, nécessité de plusieurs répétitions pour pouvoir comprendre, production impossible ou malaisée de certains phonèmes, etc. Eu égard à l’investissement en temps et en effort, ce résultat est lamentable. Il tient au fait que l’anglais n’est pas adapté aux exigences de la communication interculturelle. La preuve objective est qu’un investissement 10 fois moindre donne un résultat bien meilleur si la langue de communication est choisie avec plus de discernement.

Non seulement le recours à l’anglais n’est pas démocratique, mais il y a un terrible déficit de démocratie dans la manière dont le problème est présenté aux populations. Le plus souvent de bonne foi, sans doute, les autorités, les médias, l’élite intellectuelle entretiennent une gigantesque tromperie.

1. On fait croire aux non anglophones qu’il est possible de bien apprendre l’anglais. Or, ce n’est vrai que pour un certain pourcentage de personnes de langue germanique ou pour celles qui peuvent se permettre de passer 4 ou 5 ans dans une université de langue anglaise, et même après cela l’inégalité entre anglophones et non anglophones demeure. Tromperie. Lors d’une recherche faite à Hanovre sur 3700 étudiants ayant entre 8 et 10 années d’anglais, seul 1% a pu être classé dans la catégorie "très bien" et 4% dans la catégorie "bien". (Ces pourcentages sont ceux de la réussite au test de langue ; ces jeunes se faisaient de grandes illusions sur leur niveau : 34% s’estimaient "très bien" et 38% "bien").

2. On fait croire qu’il est possible d’apprendre l’anglais par l’enseignement scolaire. La majorité des jeunes se laisse tromper sur ce point. C’est compréhensible. il est psychologiquement plus confortable de se laisser tromper que d’affronter la réalité et de prendre conscience qu’on s’est fait avoir. La tendance à prendre son désir pour la réalité est complice de cette tromperie.

3. On fait croire que quand on a appris l’anglais on peut communiquer partout dans le monde. Tromperie. En Europe continentale, plus de 90% de la population est incapable de comprendre un spécimen d’anglais courant. Essayez de communiquer en anglais en Pologne ou en France avec des gens rencontrés dans la rue. Vous verrez que vous avez été trompé sur l’universalité de l’anglais.

4. On fait croire que le statut de l’anglais comme unique langue mondiale est définitif, que c’est une fatalité et qu’il est donc absurde de proposer de passer à un autre système, fût-ce à terme. L’histoire nous enseigne que ce genre de jugement a plus de chances d’être erroné que correct. Personne ne connaît l’avenir. Présenter une ignorance, une conjecture, comme une réalité est tromper le monde.

5. On trompe le monde en dissimulant qu’à bien des égards la phonétique de l’anglais en fait une langue à part, qui la rend plus difficile à prononcer que la plupart des autres pour la majorité de la population. On évite de dire que le grand nombre de sons vocaliques de l’anglais (24) et la présence de sons comme le /th/ sont une source constante de malentendus, ou de ridicule (entendre et reproduire la différence entre *fourteen*, *fourty*, *thirteen*, *thirty*, ou entre *soaks*, *socks*, *sucks*, *sacks*, *sex*, *six*. *seeks*, etc. est hors de portée de la plupart des non-anglophones.)

6. On trompe le monde en évitant de souligner que la maîtrise du vocabulaire anglais exige le double d’effort de celui d’une autre langue. Dans pratiquement toutes les langues il y a un rapport de forme, qui facilite la mémoire, entre notions connexes : on dérive *lunaire* de *lune*, *dentiste* de *dent*, *désarmement* d’ *arme*. En anglais il faut chaque fois apprendre deux mots différents : *moon*/*lunar*, *tooth*/*dentist*, *weapon*/*disarmament*. Et on ne maîtrise pas l’anglais si on ne connaît pas des milliers de doublets du style *buy*/*purchase*, *read*/*peruse*, *freedom*/*liberty*, *threat*/*menace*, etc. La plupart des langues fonctionnent très bien sans un tel encombrement du lexique.

7. On fait croire que l’anglais est une langue aussi précise que la plupart des autres. Tromperie. L’anglais est nettement plus imprécis, faute de repères grammaticaux, et parce que les champs sémantiques sont souvent trop vastes. Quelques exemples :
a) *Develop an industry* peut signifier aussi bien "créer une industrie" que "développer une industrie déjà existante".
b) *Bush warned against attacking Iran* peut signifier "Bush a conseillé de ne pas attaquer l’Iran" ou "Bush (est) mis en garde (par quelqu’un d’autre) contre l’idée d’attaquer l’Iran".
c) Une interprète de ma connaissance a commencé par rendre *Iraqis today have no power* par "les Irakiens n’ont pas de pouvoir" alors que quelques minutes plus tard la suite du discours a montré qu’il aurait fallu traduire par "Il n’y a pas de courant électrique en Irak aujourd’hui".
d) *English teacher* peut se dire aussi bien d’un professeur anglais qui enseigne les mathématiques que d’un professeur hongrois qui enseigne l’anglais.
Je pourrais multiplier les exemples, mais ces quatre suffiront sans doute. J’ai travaillé dans pas mal de langues, mais je n’en connais aucune qui soit aussi ambiguë. C’est très regrettable pour les textes juridiques et scientifiques.

8. On trompe le public en faisant croire que l’espéranto est un hobby, un truc d’amateur, que ça ne marche pas. Or, si on le compare dans la pratique aux autres modes de communication internationale : bon anglais, broken English, interprétation simultanée ou consécutive, gestes et baragouinage, etc. on se rend compte qu’il leur est bien supérieur, sans obliger à investir un seul centime dans la communication linguistique et après un effort nettement moindre (six mois d’espéranto donnent une capacité de communication qu’on n’a pas encore acquise au bout de six années dans une autre langue, dont l’anglais). Le rapport efficacité / coût est nettement plus favorable dans le cas de l’espéranto que des autres systèmes. (Voir à ce sujet : Claude Piron, "Communication linguistique : Étude comparative faite sur le terrain, *Language Problems & Language Planning*, vol. 26, 1, 23-50 ou http://claudepiron.free.fr/articlesenfrancais/etudesurterrain.htm ).

9. On fait croire que l’anglais est la seule réponse au défi que pose la diversité linguistique, et que les coûts qu’il occasionne sont négligeables et impossibles à réduire. Tromperie. Le remplacement de l’anglais par l’espéranto réduirait les coûts dans une mesure appréciable, tant au niveau de l’enseignement que des relations internationales. En outre on fait croire que le quasi-monopole de l’anglais dans l’enseignement est un avantage et non un inconvénient. On évite de dire que son remplacement par l’espéranto permettrait de consacrer à d’autres idiomes des centaines d’heures de cours, ce qui permettrait une réelle diversification de l’enseignement des langues. L’école redeviendrait ainsi un reflet de la diversité culturelle, au lieu d’être contrainte à imprégner les élèves d’une seule culture présentée de facto comme supérieure aux autres.

Bref, l’organisation linguistique de l’Europe, et du monde en général, est fondée sur une impressionnante série de tromperies, qui se répètent de discours en discours, d’article en article, soit que les propagateurs de contrevérités soient de mauvaise foi, soit — et c’est certainement le plus souvent le cas — parce qu’ils répètent ce qui se dit sans prendre la peine de vérifier les faits.

Que comptez-vous faire, Monsieur le Commissaire, que compte faire la Commission pour rétablir la vérité et permettre aux Européens de choisir leur régime linguistique en connaissance de cause ?

Si vous continuez sur la voie de l’inertie, nous saurons que la démocratie n’a rien à attendre des institutions européennes. En effet, toute tromperie, même diffusée de bonne foi, ouvre la porte aux agissements antidémocratiques.

Negravaski