Hommage à un professeur de liberté

Publié le dimanche 5 octobre 2003 par admin_sat , mis a jour le mardi 5 octobre 2004

“La révolte est ton devoir le plus sacré, révolte contre tout ce qui blesse ton cœur, ta raison, en toi-même et autour de toi.”

Émile Masson, écrivain et philosophe breton (1869-1923) est un de ces hommes inclassables que l’Histoire a prudemment oubliés pendant près d’un siècle : révolutionnaire mais non-violent, pacifiste, humaniste, féministe, écologiste, poète, engagé dans tous les combats, mais rebelle à tout embrigadement politique… Ce
n’est que depuis peu que son œuvre a été redécouverte, et sa vie reconstituée. Né à Brest, dans le quartier populaire de Recouvrance, il a vite découvert la pauvreté ouvrière, l’inégalité sociale et l’hypocrisie du patriotisme : “La Patrie, — écrivait-il — n’est qu’une vaste et complexe maison de commerce et d’exploitation de toute espèce pour les financiers et toute la haute bourgeoisie qui en dépendent…”
Etudiant pauvre à Paris, puis en Angleterre, il
se forge une vaste culture philosophique qu’il complète au contact des grands penseurs libertaires : Elisée Reclus, Kropotkine, Jean Grave.

L’Affaire Dreyfus le plonge dans cette atmosphère effervescente où intellectuels et ouvriers se retrouvent sur les mêmes bancs des Universités populaires, à la recherche de la Justice et de la Vérité. Toute sa vie, il prônera une « révolution des consciences », où chacun
doit donner l’exemple non pas en paroles, ou par un engagement dans un groupe politique, mais individuellement, dans tous les actes de sa vie quotidienne : “Tu veux que la justice règne ? Fais de toi un juste, envers et contre tous et tout !… Exige ton
droit imprescriptible à la lumière, à l’air, au bien-être, à la liberté. Refuse obstinément de te
soumettre à toute besogne que tu juges en conscience inutile ou nuisible… Abolis dans ta vie privée tout ce qui n’est pas propre, tout ce qui est antisocial !…”

Marié à une Anglaise aussi révolutionnaire et
non conformiste que lui, Émile Masson passera
l’essentiel de sa vie comme professeur d’anglais
au lycée de Pontivy, au cœur de la
Bretagne. C’est là qu’il décidera d’apprendre le
breton, auprès de ses élèves bretonnants et de
ses voisins paysans ; et qu’il se lancera dans un
combat spectaculaire en faveur de la langue bretonne, notamment par sa revue Brug, la seule revue libertaire
bilingue jamais diffusée en Bretagne à l’intention des paysans et paysannes.“J’estime qu’il est aussi criminel de laisser mourir une langue que de laisser mourir un être humain”, écrivait-il.

Mais Émile Masson, internationaliste, défendait aussi l’usage de l’espéranto, langue internationale porteuse de paix entre les hommes. Dans son Utopie des Îles bienheureuses dans le Pacifique, les habitants des Îles parlent leurs langues maternelles, toutes les langues qu’ils se plaisent à apprendre, et l’espéranto…

Pendant la Grande Guerre de 1914, Émile Masson fut un des rares à affirmer ses opinions pacifistes, et à s’engager dans le combat clandestin contre la guerre. Malgré la censure et la répression, il rédigea un Appel à la Paix, un Discours de distribution des Prix qu’il lui fut interdit de prononcer, des articles dans les quelques revues, souvent diffusées sous le manteau, qui
tentaient de lutter contre le “bourrage de crâne patriotique“ : “Je place les vertus domestiques au sommet de toutes les vertus, — en temps de guerre aussi
bien qu’en temps de paix. Car c’est au feu du foyer, non à celui des champs de bataille, que s’épanouit la fleur de l’héroïsme. Il m’a toujours paru qu’il fallait infiniment plus de courage pour élever un homme que pour en abattre dix. Le refus du service militaire, voilà la base unique, inébranlable, le roc de diamant d’une société vraiment humaine.”

Ce combat épuisant et non reconnu, au milieu de l’horreur quotidienne des massacres, contribua sans doute à la détérioration de son état psychologique. Atteint de graves troubles psychiatriques, il mourut après des mois d’hospitalisation à la clinique de Picpus à Paris. Tout sa vie, il avait lutté pour un monde meilleur. Cette lutte, pour lui, devait exclure toute violence : ce qu’il faut, disait-il, “c’est éduquer, éduquer inlassablement les hommes à la vie sociale et à la liberté” : “Vous n’imaginez pas à quel degré d’horreur je monte quand j’envisage les hommes tels qu’ils sont, autour de moi, en notre vingtième siècle !… Il leur faudrait des masses de « professeurs de liberté », et leur éducation durera ! je vous prie de le croire …
Et c’est de cette éducation incessante des autres et de soi-même que finira par sortir la société nouvelle :
Ce qui serait suprêmement désirable, ce serait que, comme un fruit mûr, la cité nouvelle, née au cœur de tous les hommes et grandie sous les soleil et les tempêtes des âges, se détachât à son heure de l’ancienne.
En d’autres termes, ce qui me paraît suprêmement désirable, c’est que la conscience gagnant un par un tous les individus, la révolution se fasse jour à jour, heure à heure, sans que personne s’en aperçoive. En sorte qu’un jour tous les hommes s’éveillent dans la liberté…”

Marielle Giraud