La communication plombée

Publié le dimanche 4 décembre 2005 , mis a jour le lundi 4 décembre 2006

Aux États-Unis, sur la base d’une découverte faite en 1921 par Charles Kettering, un chimiste de General Motors, le plomb tétraéthyle (PTE) fut ajouté à l’essence pour améliorer le fonctionnement des moteurs. L’industrie pétro-chimique ne se préoccupa que des perspectives de profit sans se soucier des effets sur la santé publique ; elle imposa le silence sur un autre substitutif d’origine végétale : l’éthanol. Il fallut attendre 1986 aux États-Unis, 1990 au Canada, et plus tard encore dans bon nombre d’autres pays, dont la France, pour que sa vente soit interdite.

Selon l’Agence des États-Unis pour la protection de l’environnement, l’interdiction d’utiliser de l’essence au PTE a permis au pays d’économiser plus de 400 millions de dollars par an en soins de santé des enfants.
A quand un ouvrage courageux sur la communication linguistique et l’espéranto comparable à “L’Histoire secrète du plomb“(1) du journaliste Jamie Lincoln Kitman sur l’essence au plomb ?

Pollution des esprits

En France comme d’autres pays prétendument “démocratiques”, où des sociétés ont fait main basse sur les médias, nul ne peut ignorer que l’information est plombée, dans le sens où une chape de plomb est maintenue pour que certains sujets ne soient jamais traités. Pour elles, rien n’importe plus que de rendre les cerveaux réceptifs aux messages publicitaires. Il convient donc de faire le silence sur certains problèmes tels que celui de la communication linguistique européenne et mondiale comme il a fallu faire le silence sur d’autres problèmes. Entre autres le malaise des jeunes qui trouve lui aussi des origines dans un manque de communication.
Tous les pays du monde consacrent une part importante de leur budget de l’éducation à l’enseignement de l’anglais, et ceci avec des résultats qui sont fort loin de valoir l’effort consenti. Il est urgent de chiffrer le coût de la politique linguistique actuelle dans les pays habités par des peuples pour lesquels l’anglais n’est pas la langue parentale, soit plus de 95% de l’humanité. Curieusement, à l’Éducation nationale, il est très souvent question d’apprentissage ou d’utilisation des langues alors que, de plus en plus souvent, la place n’est faite qu’à une seule dans les établissements d’enseignement. Faut-il préciser laquelle ? Un espace de plus en plus grand de cerveau doit lui être réservé. Au profit et au détriment de qui ? Le monde des médias répercute le discours officiel et politiquement correct avec une grande docilité et joue en somme le rôle de “La voix de son maître“ : tout va bien.

Combien ça coûte ?

Sur demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école (HCee), François Grin a rédigé un rapport intitulé “L’enseignement des langues étrangères comme politique publique“. Professeur d’économie à l’École de traduction et d’interprétation (ETI) de l’Université de Genève, directeur-adjoint du Service de la recherche en éducation (SRED) du Département genevois de l’instruction publique, l’auteur a tenté de chiffrer ce qui apparaît vraisemblablement pour la première fois dans un rapport officiel : ”les transferts nets dont bénéficient les pays anglophones du fait de la préséance de l’anglais, et les économies qui seraient réalisées en cas de passage à un autre scénario.

Ignorance ignorée

Commanditaire de ce rapport, le HCee répond, à la proposition concernant l’espéranto : “S’il constate qu’un raisonnement économique devrait conduire à promouvoir une langue de communication universelle, le Haut Conseil sait qu’une telle orientation n’est pas concevable dans l’état actuel des choses en Europe, notamment parce qu’une telle langue ne peut être associée à aucune sphère linguistique et culturelle.“ (sic)

Or le rapport Grin précise bien que “ Devant un intérêt si évidemment convergent, et qui plus est parfaitement compatible avec les exigences de la justice sociale, la sagesse devrait donc amener les États à s’entendre pour une mise en place progressive et coordonnée du scénario 3” [celui de l’espéranto], et que ce scénario “peut par contre être recommandé dans le cadre d’une stratégie de long terme à mettre en place sur une génération.”
Donc si l’on ne commence pas maintenant, on en sera au même point dans une génération. Visiblement, tout est mis en oeuvre pour temporiser afin que l’anglais, langue délibérément choisie comme langue unique par la Commission européenne, devienne langue unique aussi de l’UE pour le plus grand profit de ceux qui mènent le monde à leur guise.

Contrairement aux rapports Legendre (2) qui n’ont fait que constater une débâcle de l’enseignement des langues et n’ont proposé que des solutions inefficaces qui accentuaient encore plus la domination de l’anglais, le rapport Grin ose proposer une voie qui, en raison de préjugés et de blocages, n’a jamais été examinée avec toute l’attention nécessaire.
Le voile sur l’espéranto semblait avoir été enfin soulevé dans le Rapport d’information Herbillon(3), déposé le 11 juin 2003 par la Délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne sur la diversité linguistique dans l’Union européenne :
Du Volapuk à l’Esperanto, ou la quête d’une Lingua Franca.
On recense plusieurs tentatives dans l’histoire de l’Europe de créer une langue supranationale. Le Volapük, première langue “construite“ à avoir atteint un certain niveau de popularité est l’oeuvre d’un moine allemand et date de 1880. Trop complexe, le Volapük a été abandonné par ses adeptes au profit de l’Esperanto, langue inventée en 1887 par le Dr Zamenhof. Cette langue véhiculaire est fondée sur une orthographe simplifiée par sa nature phonétique puisque tous les mots s’écrivent comme ils se prononcent. Né en Europe, l’Espéranto sera adopté par plus de 80 pays, particulièrement le Brésil et le Japon, et surtout la Chine où il est enseigné à l’université. Il sert à la traduction de livres scientifiques et techniques et il est parfois utilisé à la radio et dans la presse spécialisée.”
(...) Mais le député Pierre Forgues constatait : “On aurait pu favoriser l’utilisation d’une langue spécifique telle que l’espéranto, ce qui n’aurait pas posé de problème particulier si l’on avait consenti un effort d’enseignement et de formation dans les écoles normales. Toutefois, les autorités françaises considèrent que l’espéranto n’est pas porteur d’une culture et ne peut même pas constituer une option au baccalauréat.
Et voilà ! On retrouve le même blablabla des “autorités françaises” dans la réponse du HCee... Quelle est donc la culture de ces “autorités” qui estiment qu’une langue comme l’espéranto ne doit pas être prise en considération du fait qu’elle “ne peut être associée à aucune sphère linguistique et culturelle” alors qu’il s’agit là d’une qualité primordiale, de la condition absolument indispensable pour une langue véritablement internationale ?
Qu’ont-ils donc compris de l’idée de langue internationale ?
L’espéranto s’est enrichi et continue de s’enrichir au contact de sphères linguistiques et culturelles infiniment diverses.

Henri Masson

1. Trad. de l’américain par Arnaud Pouillot, éd. Allia, 160 p.

2. ”Vers un nouveau contrat pour l’enseignement des langues vivantes”. Jacques Legendre. Paris : Les rapports du Sénat. n° 73, 1993-1994.
”Pour que vivent les langues... : L’enseigement des langues étrangères face au défi de la diversification”. Jacques Legendre. Paris : Les rapports du Sénat. n° 63, 2003-2004.

3. Rapport n° 902 de l’Assemblée nationale :