Un aspect méconnu de Jules Verne

Publié le jeudi 24 novembre 2005 par admin_sat , mis a jour le jeudi 16 mars 2006

Il reste pourtant un domaine inexploré qu’aucun exégète de l’oeuvre vernienne n’a daigné évoquer.

L’auteur des Voyages extraordinaires avait toujours rêvé d’une société idéale formée de citoyens responsables et raisonnables et d’une humanité plus éclairée et plus juste, prenant elle-même son destin en main, sans recours à un dieu ou à un homme providentiel. Cette humanité, pour vivre le plus harmonieusement possible, devait avoir un outil de communication universel, une langue commune.

Jules Verne était convaincu qu’une langue universelle construite pouvait être viable. Il y fait allusion dans Vingt mille lieues sous les mers. L’équipage du Nautilus était composé d’hommes de plusieurs nationalités : Espagnols, Turcs, Arabes, Indiens qui ne parvenaient
à communiquer entre eux que par le truchement d’« un idiome singulier et absolument incompréhensible ». Il s’agissait d’une langue connue d’eux seuls, d’un langage inventé, que les « hôtes » embarqués contre leur gré à bord du sous-marin ne parvenaient pas à comprendre.

« Voilà le désagrément de ne pas savoir toutes les langues, remarque l’un des personnages du roman, ou le désavantage de ne pas avoir une langue unique. »

C’était, écrit l’auteur, « un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises à une accentuation très variée ».
L’allusion à cet idiome revient une dizaine de fois dans l’ouvrage. Ce qui est frappant, dans le texte de Jules Verne, c’est cette référence à une langue « sonore, harmonieuse, flexible » que tout espérantiste peut rencontrer dans bon nombre de manuels et de textes consacrés à la Langue internationale : « belsona harmonia fleksebla ». Conclusion : les
marins du Nautilus s’exprimaient en espéranto.

Malheureusement, cette hypothèse se heurte à une objection majeure. Vingt mille lieues sous les mers fut édité pour la première fois dans le Magasin d’éducation et de récréation en 1869. Or ce n’est que dix-huit ans plus tard que parut la brochure de Zamenhof Internacia Lingvo qui marque la naissance de l’espéranto, dont la traduction française date de 1887. En 1869 Jules Verne ne pouvait donc pas avoir entendu parler d’une langue qui n’existait pas encore.
S’agirait-il plutôt du volapük ? Pas davantage...

Le premier manuel de volapük ne vit le jour qu’en 1880. Du reste, les qualificatifs « sonore, harmonieux, flexible » ne sauraient convenir au langage rébarbatif et compliqué créé par le prêtre allemand Schleyer.
Il y a là, manifestement, un anachronisme qu’on ne peut attribuer, en toute logique, qu’à un remaniement ultérieur du texte original, lors de rééditions.

On sait que Jules Verne était passionné par la Langue internationale. Sa nièce, Mme Allotte de la Fuÿe, en témoigne dans sa correspondance :
« Jules Verne est partisan de l’espéranto. Il songe à consacrer un volume à cette question, et juge que la clef du verbe humain, égarée à la Tour de Babel, devrait être forgée artificiellement. »

En 1903, un groupe espérantiste avait été constitué à Amiens, où résidait l’écrivain. Jules Verne y avait adhéré aussitôt. Il y comptait deux amis : Charles Tassencourt, président, et Joseph Delfour, espérantiste réputé. Ce sont eux qui proposèrent au romancier la présidence d’honneur, qu’il accueillit favorablement.

C’est à cette occasion qu’il promit d’écrire un roman vantant les mérites de l’espéranto. Il tint parole. Mais, malade, fatigué, à demi sourd et à demi aveugle, il ne put venir à bout de cet ouvrage. A sa mort (24 mars 1905), il n’avait esquissé que les quatre premiers chapitres. Il est intéressant d’en relever quelques propos que l’auteur met dans la bouche d’un des personnages du récit : « Il y a d’abord lieu d’observer que l’espéranto est un idiome, simple, flexible, harmonieux, se prêtant également à l’élégance de la prose et à l’harmonie des vers. Il est capable d’exprimer toutes les pensées et même les sentiments les plus exquis de l’âme. En outre, par ses éléments, il est la langue internationale par excellence. L’idée maîtresse qui a présidé à sa formation, c’est le choix des racines en proportion de leur inter -nationalité, c’est-à-dire élues au suffrage universel. »

Et, écrit l’auteur, « l’étude de l’espéranto ne présente aucune difficulté de prononciation ou de mémoire. On l’apprend comme on respire... » Ce dernier ouvrage, intitulé Voyage d’études [1]
est « la dernière oeuvre à laquelle a travaillé mon père », écrivait son fils Michel, le 30 avril 1905. A la mort de l’écrivain, l’ébauche comportait quatre chapitres et le début du cinquième. Le récit portait sur les aventures d’une mission coloniale en Afrique.

L’un des thèmes de ce roman devait être l’espéranto. Michel Verne reprit le manuscrit de son père pour la rédaction de L’étonnante aventure de la mission Barsac. Il se livra à un véritable bousillage de Voyage d’études en condensant le contenu des quatre chapitres initiaux en un seul et en ne respectant pas le lieu d’action, qu’il déplace du Congo français en Guinée. D’autre part, son roman, qui comportera
finalement quinze chapitres ne porte que sur le colonialisme et élimine toute référence à l’espéranto. Ce que Charles-Noël Martin, dans la préface de la réédition de L’étonnante aventure de la mission Barsac [2] ne se donnera même pas la peine de signaler.

Le destin a voulu que Jules Verne mourût seulement cinq mois avant le premier congrès mondial espérantiste, organisé à Boulogne-sur-Mer du 5 au 13 août 1905. La célébration du centième anniversaire de cet événement(Boulogne, 25-31 mars) a proclamé l’étonnante vitalité de cette langue que l’auteur des Voyages extraordinaires considérait comme « le plus sûr, le plus rapide véhicule de la civilisation ».

L’accès actuel à Internet permet enfin de se documenter sur une langue bien vivante que jusqu’alors une conspiration du silence sans équivalent dans l’histoire avait tenté d’étouffer.

En pressentant le bel avenir promit à l’espéranto, seule langue authentiquement universelle, Jules Verne avait vu juste !

André Panchaud

Tour du monde en musique
_En attendant la réalisation du projet envisagé par le collectif Esperanto Nantes-Saint-Nazaire, prévue pour la soirée du jeudi 15
décembre 2005 : “L’extraordinaire diversité des langues et la solution proposée par Jules Verne“, le groupe “Kantoturdo“*, assemblage de paroliers, musiciens et techniciens, a décidé d’ajouter sa touche personnelle au concert des célébrations de notre héros,
avec un CD intitulé “Jules Verne : senlima verkisto“ (J.V., écrivain sans frontières).
_Divisé en cinq parties de durées inégales, ce disque est accompagné par un petit livret de huit pages comportant le texte de deux chansons
en espéranto. La mélodie est la même pour chaque morceau. Ce CD est aussi un tour du monde original avec des instruments de musique utilisés dans des pays très divers de tous les continents.
_Le texte du livret et la musique, en mp3, peuvent être téléchargés sur : http://kantoturdo.free.fr Contact : Jean-Pierre Charrier, 57 rue de la Gaudinière, FR-44300 Nantes. Tél. : 02 40 40 28 92
* Kantoturdo est le nom en espéranto de la grive musicienne (Turdus philomelos).