Cher Monsieur Pradel

Publié le lundi 1er novembre 2004 par admin_sat , mis a jour le vendredi 29 octobre 2004

Cher Monsieur Pradel,

Le 1er octobre, vous avez accueilli le linguiste Louis-Jean Calvet [1]. Amené à parler de l’espéranto par de nombreuses questions d’auditeurs, votre invité a trouvé le moyen de dire, sans réaction de votre part :
 qu’il est artificiel, inventé de toutes pièces,
 qu’il n’a pas marché et qu’il ne marche pas,
 qu’il est aussi difficile que les autres langues
pour un Arabe ou un Chinois…

A travers toute l’histoire de la Langue Internationale (véritable nom d’origine de l’espéranto), des linguistes de grand renom tels que Max Müller, Michel Bréal, Antoine Meillet, Edward Sapir, ont fait remarquer qu’elle n’est pas inventée “de toutes pièces“. Ses “pièces” sont toutes issues de langues existantes.

Zamenhof a été amené, en fait, à choisir, adapter et aménager des éléments existants et non à en créer. Son travail s’apparente à celui de linguistes, de grammairiens et de philologues qui ont modernisé des langues telles que l’hébreu ou réalisé une synthèse de dialectes : l’italien formé par Dante, le landsmål (= langue du pays, néo-norvégien dit nynorsk), fruit des travaux d’Ivar Aasen, ou l’indonésien. Le français, l’anglais, le russe, et bien d’autres langues ont subi
des interventions que nul ne peut qualifier de
“naturelles“. Il est donc abusif, sinon malhonnête,
de présenter l’espéranto comme une langue totalement inventée, créée de toutes pièces, surtout en insistant sur l’épithète “a rtificiel” à des fins dévalorisantes, répulsives. Spécialiste de la science des signes (la sémiotique), auparavant sceptique, le professeur Umberto Eco ne s’y est pas trompé. Après avoir été amené à
l’étudier dans le cadre de la préparation d’un cours au Collège de France sur la recherche de la langue parfaite, en 1992, il a lui-même conclu que “c’est une langue construite avec intelligence et qui a une histoire très belle“ .

Compte tenu du silence qui règne à son encontre et des obstructions qui lui ont été opposées dans certaines sphères, dont l’information, l’enseignement, la politique, pas seulement par les régimes totalitaires, l’espéranto marche à merveille. Résister et se développer dans de telles conditions est la démonstration d’une vivacité bien réelle, d’une belle vigueur.

Curieusement, dès qu’il s’agit d’espéranto, certains sentent qu’il est possible de dire n’importe quoi [2]. J’ai eu l’occasion de faire de semblables remarques à Patricia Martin, votre ancienne collègue de France Inter. Pourtant admirable, elle aussi, elle avait acquiescé, peut-être sous l’influence d’un Calvet (?), à de semblables âneries prononcées par Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture.

Ce n’est pourtant pas excessivement compliqué, à l’heure d’Internet, de vérifier le bon fonctionnement de l’espéranto, de voir où sont le vrai et le faux dans tous ces avis et a priori répandus par des personne qui, comme Calvet, ont des idées fixes et figées sur la question. Dans une brochure intitulée “De l’esprit critique dans l’enseignement à la critique de
l’esprit d’un enseignement
“, j’ai déjà eu l’occasion
de réagir à des propos de même nature de L.J. Calvet publiés dans un manuel, plus guère utilisé, destiné à des étudiants du BTS.

Affirmer que l’espéranto ne marche pas ou n’a pas marché, c’est abuser de la crédulité du public et de sa méconnaissance de la situation linguistique en général, des problèmes qui en découlent et de la nécessité d’une langue internationale équitable, et même Anationale (=
non nationale, comme l’était le latin). C’est abuser aussi de la bonne foi des journalistes, présentateurs et animateurs de l’audio-visuel. C’est compter sur l’effet de répétition pour faire passer un avis non fondé pour une vérité.

Brève vérification à la portée de tous : Le 9 octobre, The Inquirer [3] a signalé que l’encyclopédie libre réticulaire Wykipedia [4], lancée en 2001, a enregistré son millionième article. Par le nombre d’articles, l’espéranto figure entre deux des dix langues les plus parlées du monde : le portugais, et le chinois.

Fondée en 1983, l’Académie Internationale des Sciences de Saint Marin [5], dont la principale langue de travail est l’espéranto, a déjà un prix Nobel (1994) en son sein : l’Allemand Reinhard Selten, lui-même espérantiste.

Députée européenne, Mme Malgorzata Handzlik [6] parle l’espéranto. M. Bronislaw Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères de Pologne, l’a pratiqué dans sa jeunesse.

Le premier ministre de l’éducation au monde à avoir réellement soutenu l’espéranto dans son pays fut Tsaï Yuanpeï, dans le gouvernement de Sun Yatsen, dès 1912, puis comme recteur de l’Université de Pékin en 1921-22. La Chine fut l’un des pays qui soutint l’espéranto en 1921 auprès de la SDN puis en d’autres occasions.

Aujourd’hui, Radio Chine Internationale [7] se prépare à fêter le quarantième anniversaire de ses émissions en espéranto et prépare un numéro spécial de “Mikrofono”, son bulletin trimestriel. Le chemin linguistique le plus court et le plus praticable pour dialoguer avec la Chine passe précisément par l’espéranto.

De tels faits sont innombrables.

ITV est un projet de télévision numérique mondiale en espéranto lancé au Brésil. Peut-être enfin une TV qui ne ferait pas dans le laid et qui ne viserait pas à réserver à Coca-chose un espace du cerveau des téléspectateurs !

Il est impossible de décrire la place étonnante occupée sur Internet par la langue qui “ne marche pas”. Une recherche avec le mot clé esperanto en dit infiniment plus que toute description permise par l’espace de cette page. Le troisième argument de Calvet n’est pas moins lamentable. Avec un alphabet phonétique, la possibilité de former une quantité considérable de mots à partir d’un faible nombre de radicaux et d’affixes vite appris, sans verbes irréguliers (283 en anglais), l’espéranto
est très fonctionnel et nettement plus facile que toute autre langue pour des locuteurs de quelque langue que ce soit. Une lecture profitable à cet égard est le livre Langues sans frontières, de Georges Kersaudy. Cet ancien fonctionnaire international a été amené à parler, écrire et traduire pas moins de 50 langues d’Europe et d’Asie, dont l’espéranto. A l’inverse de Calvet, il a un vécu réel de ces nombreuses langues, un regard autrement plus étendu sur la question.
Pourquoi ne pas l’inviter ?

La revue La SAGO, dont deux exemplaires vous sont adressés, est l’une des nombreuses publications qui existent aujourd’hui en espéranto. Même en la feuilletant, même en lisant le supplément en français “en diagonale“, vous pourrez vous rendre compte que cette langue (en voie d’apparition !) “marche“. Son mérite est justement de “marcher” alors qu’elle est
souvent l’objet de propos dénigrants, dévalorisants,
comme l’a montré votre émission.

La culpabilité de l’espéranto est dans son innocence. Fait impardonnable : il s’est propagée à travers le monde sans violence, sans le concours de corps expédionnaires, sans attentats ni massacres. Ce qui ne tue pas des innocents n’a pas droit à la une, aux gros titres.

Calvet ne se conduit pas en scientifique, mais en borgne au milieu des aveugles. Il vous a pris vous-même comme tel. La recherche de preuves de son manque d’honnêteté intellectuelle ne pose aucune difficulté.

Bien cordialement.

Henri Masson