L’influence de la lune en linguistique

Publié le lundi 1er novembre 2004 par admin_sat , mis a jour le vendredi 29 octobre 2004

À Chalon-sur-Saône, le 30 septembre, deux jours après la pleine lune, donc en phase descendante, Henriette Walter a traité le thème “Dans quelles langues parle l’Europe ?”. Linguiste pourtant renommée, elle a donné des réponses pour le moins curieuses à des participants euxmêmes curieux de cette langue dont il est de plus
en plus souvent question : l’espéranto. Ses réponses figurent ci-après. Le lendemain, c’est Louis-Jean Calvet qui s’illustrait à son tour !

HW : L’espéranto a seize règles de grammaire
mais il faut tout de même les apprendre.

L’apprentissage de ces seize règles grammaticales
de base avait demandé “deux petites heures” à Léon Tolstoï pour pouvoir lire une texte avec un dictionnaire, chose impossible dans les langues dites “naturelles” sans connaissance d’un ensemble de règles autrement plus nombreuses et compliquées. Récemment, la fille de mon neveu (11 ans) m’a demandé ce que signifiait “don’t” en anglais. Innombrables sont les mots indéchiffrables sans une connaissance suffisante de la grammaire et introuvables comme entrées dans les dictionnaires d’anglais. L’anglais, c’est : 283 verbes
irréguliers ; un accent d’intensité indéfinissable ; 46 phonèmes et 20 voyelles pour 26 lettres ; une profusion d’idiotismes, d’homonymes et de polysémies (21 260 définitions pour le vocabulaire élémentaire de 850 mots !) ; la formation de mots dérivés nettement inférieure aux possibilités de l’espéranto. En anglais, la compréhension d’un texte moyen à 99% (consultation du dictionnaire une fois pour cent mots) nécessite la connaisssance de 2000 mots contre 550 radicaux + 50 éléments grammaticaux pour l’espéranto.

Inventée ou non, la langue qui n’exigerait pas d’apprentissage, passif ou actif, est un leurre.

HW : L’anglais a été choisi certainement parce
que sa grammaire est facile.

L’expansion de l’anglais n’a rien à voir avec sa grammaire. Charles Dickens avait écrit : “La difficulté d’écrire l’anglais m’est extrêmement ennuyeuse.” Il y a un mythe de “l’anglais, langue facile” dénoncé entre autres par Claude Hagège. L’anglais s’est imposé de façon colonialiste, coercitive, appuyé par la soldatesque, par des expéditions militaires honteuses du
genre de la Guerre de l’Opium et bien d’autres. Ça n’a rien d’une histoire d’amour.

HW : Pourquoi choisir l’espéranto ? Il y a beaucoup de langues artificielles !

Qu’il y ait eu beaucoup projets de langues internationales, pas moins de 600, ne signifie pas qu’il
en reste beaucoup. Dans la quasi totalité des cas, elles n’ont pas survécu à leurs auteurs. Comparer l’espéranto aux autres (les doigts d’une seule main suffisent pour les compter), c’est faire le coup de la recette du pâté d’alouette : une alouette + un cheval. Ça manque sérieusement de sérieux. Aucune d’elles n’a un champ d’applications comparable à celui de l’espéranto.

HW : Interlingua est plus facile ; en Suède on enseigne cette dernière avant d’enseigner d’autres langues.

Affabulation ! Interlingua a des formes irrégulières et n’est facile qu’en apparence, en premier lieu pour ceux qui maîtrisent plusieurs langues occidentales. Lâché par l’International Auxiliary Language Association (IALA), le professeur Alexander Gode en a défini tout seul le principe.

Il visait en premier lieu l’usage passif, en particulier pour des scientifiques trop absorbés par leurs recherches pour apprendre en plus des langues étrangères (utilisation pour des résumés d’articles scientifiques). Pour un Chinois, un Japonais ou un arabophone ne connaissant aucune langue occidentale, ou maîtrisant seulement l’anglais, la productivité et la fonctionnalité dans la formation des mots à partir de la
connaissance d’un stock réduit de racines et d’affixes sont infiniment plus grandes en espéranto dans lequel ils retrouvent des traits de caractères de leurs langues : agglutination pour le japonais (le coréen aussi) et invariabilité des éléments comme en chinois ou en vietnamien.

Ensuite, c’est consternant de constater qu’une linguiste de haute volée fait dans le flou, ne vérifie pas ses sources et ne fait pas la nuance entre l’article défini “les” et l’article indéfini “des”. Laisser entendre que l’interlingua serait enseigné dans les écoles (toutes) de Suède, c’est tromper l’auditoire. Ceci ne concerne que quelques classes et non tout le système d’enseignement. Des expériences autrement plus intéressantes ont été réalisées avec l’espéranto comme enseignement préparatoire (propédeutique) ou d’orientation linguistique (voir section “Intérêt pédagogique”->rub11).

Henriette Walter a cependant reconnu que l’on ne pouvait apprendre l’anglais sans aller dans le pays. Alors, puisque l’encyclopédie Encartarecense 38 variantes de l’anglais, laquelle choisir et dans quel pays faut-il séjourner ?

Ils sont venus, ils ont vu...

D’abord réticents au sujet de l’espéranto, bien des linguistes ont été amenés à réviser leur jugement.
Longtemps réservé à son égard, René Étiemble, l’auteur de Parlez-vous franglais ? avait écrit à Claude Piron, le 12 octobre 1976 : “Désormais je ne verrais pas d’inconvénient à l’emploi universel de l’espéranto. Ce qui long temps me gêna, c’était la lutte intestine entre
langues universelles (en Arizona, durant l’hiver 42-43, j’étudiai l’ARULO (A Rational Universal Language O désin. des substantifs)."

Professeur au Collège de France, le sémioticien et romancier Umberto Eco a reconnu qu’il s’était moqué de l’espéranto avant d’être amené à l’étudier pour préparer un cours dont le thème allait devenir le titre de son ouvrage publié dans la collection “Faire l’Europe” du Seuil : La recherche de la langue parfaite. Plusieurs pages y sont consacrées à l’espéranto. Dans cet ouvrage, comme en diverses circonstances, il a reconnu une solution possible à travers les qualités de cette langue : “Du point de vue linguistique, elle suit vraiment des critères d’économie et d’efficacité qui sont admirables.

Auteur de Linguistic Imperialism et de English-only Europe ? (Oxford University Press, publiés respectivement en 1992 et 2002), aujourd’hui professeur d’anglais à la Copenhagen Business School, Robert Phillipson a pu déclarer, après avoir participé comme
observateur au congrès universel d’espéranto de Prague, en 1996 : “Le cynisme autour de l’espéranto a fait partie de notre éducation”.

C’est justement à l’Université d’Oxford, où il fut professeur, que l’orientaliste et philologue allemand Friedrich Max Müller remarqua, dès 1894, que l’espéranto était très supérieur à tous les autres projets de langues inventées. Le philosophe suisse Ernest Naville, le linguiste polonais Jan Baudouin de Courtenay, le mathématicien suisse René de Saussure et des académiciens en vinrent à la même conclusion. L’espace de ce supplément ne permet pas de reproduire tous les
avis exprimés, donc un choix s’impose : Grand nom de la sémantique (science des significations), Michel Bréal écrivait pour sa part : “Ce sont les idiomes existants qui, en se mêlant, fournissent l’étoffe [de l’espéranto]. Il ne faut pas faire les dédaigneux ; si nos yeux […] pouvaient en un instant voir de quoi est faite la langue de Racine et de Pascal, ils apercevraient un amalgame tout pareil […] Il ne s’agit pas, on le comprend bien, de déposséder personne, mais
d’avoir une langue auxiliaire commune, c’est-à-dire à côté et en sus du parler indigène et national, un commun truchement volontairement et unanimement accepté par toutes les nations civilisées du globe.

Membre de l’Institut, professeur au Collège de France, Antoine Meillet écrivait dès 1918 dans Les langues dans l’Europe nouvelle (Paris : seconde édition en 1928, p. 278) :“La possibilité d’instituer une langue artificielle aisée à apprendre et le fait que cette langue est utilisable sont démontrés dans la pratique. Toute discussion théorique est vaine. L’espéranto a fonc tionné, il lui manque seulement d’être entré dans
l’usage pratique. (...) Une langue est une institution sociale traditionnelle. La volonté de l’homme intervient sans cesse dans le langage. Le choix d’un parler commun tel que le français, l’anglais, ou l’allemand procède d’actes volontaires. Une langue comme “la langue du pays” norvégienne a été faite, sur la base de parlers norvégiens, par un choix arbitraire d’éléments, et ne représente aucun parler local défini. (…) Il n’est donc ni absurde ni excessif d’essayer de dégager des langues européennes l’élément commun qu’elles comprennent pour en faire une langue internationale.

Aux États-Unis, dans l’Encyclopaedia of Social Sciences (1950, volume IX, page 168.) Edward Sapir constatait : “La nécessité logique d’une langue internationale dans les temps modernes présente un étrange contraste avec
l’indifférence et même l’opposition avec laquelle la majorité des hommes regarde son éventualité."
Les tentatives effectuées jusqu’à maintenant pour résoudre le problème, parmi lesquelles l’espéranto a vraisemblablement atteint le plus haut degré de succès pratique, n’ont touché qu’une petite partie des peuples.
La résistance contre une langue internationale a peu de logique et de psychologie pour soi. L’artificialité supposée d’une langue comme l’espéranto, ou une des langues similaires qui ont été présentées, a été absurdement exagérée, car c’est une sobre vérité qu’il n’y a pratiquement rien de ces langues qui n’ait été pris dans le stock commun de mots et de formes qui ont graduellement évolué en Europe.

À ce titre, l’espéranto aurait pu, et même dû, figurer dans l’excellent ouvrage L’aventure des langues en Occident d’Henriette Walter dont j’avais envoyé deux ouvrages en cadeau à un professeur de sociologie, espérantiste, de l’Université de Téhéran.

Henri Masson