Une idée liée à la jeunesse

Publié le lundi 31 décembre 2007 , mis a jour le jeudi 3 janvier 2008

L’idée de la “Langue Internationale“ qui allait se populariser sous le nom d’”espéranto” est née dans le coeur et l’esprit d’un enfant, Ludwik Lejzer Zamenhof. À dix ans, alors qu’il connaissait le russe, le polonais, l’hébreu et le yiddish, il s’interrogeait déjà sur les obstacles que la diversité des langues pouvait poser entre les humains.

Le seul nom de femme qui apparaît dans l’histoire de la longue recherche d’une telle langue est celui de sainte Hildegarde de Bingen (1098-1178) avec son “Ignota lingua”, ou langue inconnue, en fait connue d’elle seule.
En tant que polyglotte précoce, Zamenhof aimait beaucoup les langues et il en avait déjà une vision assez claire pour être conscient que la meilleure solution au problème de communication linguistique se trouvait non point dans un plurilinguisme chaotique, mais dans une langue commune, neutre et plus facile d’accès que les autres pour l’ensemble de l’humanité. Il avait 19 ans lorsqu’il présenta un premier projet sous le nom de "Lingwe Uniwersala" à ses camarades lycéens, et c’est à 28 ans qu’il publia son premier manuel avec un intitulé en russe : “Langue Internationale”.

Bon nombre de grandes figures de l’espéranto ont connu un destin intéressant après avoir appris cette langue à moins de 20 ans.

Gustav Ramstedt (1873-1950) fut parmi les premiers à l’apprendre en Finlande en 1891, à l’âge de 18 ans. Il acquit une grande renommée comme philologue et professeur de linguistique. Ministre et ambassadeur de Finlande au Japon et en Chine, il fit aussi des explorations en Mongolie et il apporta son soutien à l’espéranto au Japon.

Edmond Privat l’apprit à 13 ans seulement avec son camarade de classe Hector Hodler, fils du célèbre peintre suisse Ferdinand Hodler. Professeur de langue et de littérature anglaises, il était très aimé par ses étudiants de l’Université de Neuchâtel. Il devint délégué de la Perse auprès de la SDN, pionnier du coopérativisme et du radio-journalisme sur ondes courtes, fondateur de Radio Genève. Très actif sur le terrain diplomatique, il plaida pour l’indépendance de la Pologne et de l’Inde. Dans son livre “Aventuroj de pioniro”, il fit le récit des entretiens qu’il eut avec, entre autres, le philosophe du pragmatisme William James ; avec les présidents Thomas Wilson et Theodor Roosevelt ; avec Clemenceau, Gandhi, dont il organisa l’accueil en Suisse et à propos duquel il publia une biographie en espéranto ; avec Romain Rolland ; avec le fameux journaliste anglais William Stead, qui périt dans la catastrophe du Titanic, etc. Un ouvrage important est paru en 1991 sous le titre “La pensée et l’action d’Edmond Privat (1889-1962) : contribution à l’histoire des idées politiques en Suisse” (Mohammad Farrokh. Berne : Peter Lang. 1991).

John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973), l’auteur du “Maître des Anneaux” avait appris la langue en 1907, donc à 15 ans. Il avait affirmé une fois qu’il avait beaucoup lu dans cette langue à cette époque, et, en 1932, il avait dit : “Je conseille à tous ceux qui en ont le temps ou l’envie de s’occuper du mouvement pour la langue internationale : soutenez loyalement l’espéranto.

Géza Bárczi (1894-1975) fut le plus éminent des linguistes hongrois et devint membre de l’Académie des sciences de Hongrie. Il apprit l’espéranto au collège vers 1908 et publia, dès ses 20 ans, la traduction de quelques scènes de “La tragédie de l’homme” d’Imre Madách. Il reconnut que la facilité de l’espéranto avait éveillé son intérêt pour les langues et lui avait donné un avantage considérable pour les apprendre : “ L’espéranto nécessite un dixième d’effort par rapport aux autres langues et, puisqu’en général ce n’est que l’apprentissage de la première langue qui est difficile, il ouvre la porte aux autres.

Mondialement connu dans le milieu de la spéléologie, auteur d’un vingtaine de livres spécialisés publiés en plusieurs langues, Leander Tell (1895-1980) naquit à Norrköping, Suède. Deux de ses ouvrages de vulgarisation, “La bela subtera mondo“ (Le beau monde souterrain) et “Estiĝo de la Tero kaj de la Homo” (Origine de la Terre et de l’Homme) furent directement écrits en espéranto. Il ajoutait un résumé en espéranto dans ses brochures en suédois sur les grottes. Devenu espérantiste dès 1908, donc à 13 ans, il fut le fondateur du Club d’espéranto de Norrköping.

Né en Autriche, Eugen Wüster (1898-1977), dont le nom est très connu dans les milieux de la standardisation, a acquis une renommée mondiale comme pionnier de la terminologie contemporaine. Dès l’âge de 19 ans, il publia des traductions qu’il avait faites de l’allemand et du russe en espéranto.

Prix Nobel de chimie en 1954, puis de la Paix en 1962, Linus Carl Pauling (1901-1994) avait appris l’espéranto à 15 ans. À l’âge de 90 ans, il confia à Kent Jones, une grande figure de l’espéranto à Chicago, qu’il pouvait lire sans peine en espéranto bien qu’il ne l’avait guère utilisé durant 75 ans.
Einar Dahl (1904-1979) avait appris la langue en 1921, donc à 17 ans, et milita tout de suite dans le mouvement national et international. Il devint une éminente figure de la politique suédoise comme député et sénateur durant 18 ans. Il fit usage de son influence pour intervenir, entre autres, afin que l’Association Universelle d’Espéranto (UEA) soit proposée pour le prix Nobel et pour faire accepter au Parlement suédois une démarche commune des pays scandinaves pour que l’Unesco enquête sur la question de moyen de communication internationale.

Né à Odessa sous nationalité russe, Eugen Aisberg (1905-1980) apprit l’espéranto en 1919, donc à 14 ans. Il habita à Paris à partir de 1925 et devint journaliste et vulgarisateur, rédacteur en chef de revues spécialisées de radio et de télévision. La même année, il fonda, avec Pierre Corret, la revue en espéranto ”Internacia Radio-Revuo”. Parmi les livres les plus populaires qu’il publia, “Mi komprenas fine la radion”, écrit directement en espéranto, parut par la suite en plus de vingt langues.

En Estonie, Paul Ariste (1905-1990) apprit l’espéranto à 14 ans par la poétesse Hilda Dresen. Il rédigea ses premières études scientifiques en espéranto et lui fut fidèle jusqu’à la fin de ses jours. Il devint très vite l’un des plus brillants spécialistes de linguistique en Europe. Il acquit, durant sa vie, la connaissance active de 26 langues et passive d’une trentaine. Il devint membre de l’Académie des sciences d’Estonie et membre d’honneur des académies de Finlande et de Hongrie et de bon nombre d’autres sociétés et instituts.

Le professeur lituanien Jonas Dagys (1906-1993) fut un éminent botaniste et espérantiste durant 70 ans. Il fut l’auteur de livres sur la physiologie des plantes dans diverses langues parmi lesquelles l’espéranto qu’il avait appris à 17 ans.

Paul Neergaard lors d’une conférence devant le congrès de SAT, dont il état adhérent, à Augsbourg, en 1977.

Agronome danois, espérantiste à 18 ans, Paul Neergaard (1907-1984). était spécialiste de la pathologie des plantes, membre de nombreuses institutions, parmi lesquelles l’Académie d’Agriculture de France, l’Académie des sciences de l’Inde à laquelle peu d’étrangers ont appartenu — parmi eux le “père de la Révolution verte” et prix Nobel Norman E. Borlaug (EUA). En raison de son action dans le Tiers Monde, il fut distingué en 1979, à New York, par l’Explorers’ Club auquel ont appartenu entre autres Peary, Amundsen, Byrd, Nansen, Piccard, Lindbergh, Heyerdahl, Hillary et les premiers astronautes.
Douglas Bartlett Gregor (1909-1995) naquit à Swansea, Pays de Galles, et apprit l’espéranto à 14 ans. Il acquit par la suite la maîtrise d’une vingtaine de langues. Il enseigna les langues classiques à l’Université d’Oxford. Il se distingua par son érudition et il fit autorité en matière de langues, en particulier sur les dialectes du Nord de l’Italie.

Fujio Egami (1910-1982) apprit l’espéranto quand il était étudiant, en 1928, c’est-à-dire à 18 ans. Bien que sa renommée comme biochimiste fut mondiale, il soutint toujours l’espéranto et fut durant une période président de l’Institut Japonais d’Espéranto. Élu comme membre du Conseil scientifique du Japon en 1949, il en devint son président de 1969 à 1972. Il fut aussi président de la Société Internationale pour l’Étude des Origines de la Vie.

Ye Laishi (Ĵelezo, 1911-1994) devint, après 1949, directeur adjoint de l’Institut linguistique de l’Académie Chinoise des sciences, vice-ministre de la Commission d’État sur la réforme de l’écriture chinoise et conseiller. Son action pour l’espéranto fut considérable et contribua, dans les années 1970, à sauver l’espéranto de la “Révolution culturelle”. Il avait appris l’espéranto en 1927, donc à 16 ans, comme étudiant de littérature anglaise à Tokyo.

Lev Kopelev (1912-1997), germaniste et écrivain russe, fut l’un des dissidents les plus connus d’Union soviétique. Il apprit l’espéranto à l’âge de 14-15 ans à Kharkov. Dans son autobiographie, il a écrit qu’il correspondait avec des étrangers, entre autres à propos de l’anationalisme au sein de SAT. Bien qu’il ne s’occupât plus de l’espéranto par la suite, il reconnut que cette langue l’avait vraisemblablement protégé contre la xénophobie et la puissante force du chauvinisme.

Le professeur Ivo Lapenna (Split, 1909-1987) apprit l’espéranto tout seul, à 18 ans, et fonda le club des étudiants espérantistes à l’Université de Zagreb. Il quitta la Yougoslavie en 1949, vécut à Paris jusqu’à ce qu’il s’installa à Londres en 1951. Il devint professeur à la très renommée “London School of Economics”. Il publia plusieurs ouvrages en anglais, français et espéranto. Éminent spécialiste de droit international, et surtout de droit soviétique et d’Europe centrale, il patronna l’Albanie à la Cour Internationale de La Haye. Il fut longtemps président de l’Association Universelle d’Espéranto (UEA) et contribua fortement au prestige de l’espéranto, entre autres par ses démarches qui aboutirent à la reconnaissance de l’espéranto par la conférence générale de l’Unesco à Montevideo en 1954.

Né dans les Carpates, Tibor Sekelj (1912-1988) devint citoyen yougoslave. Après des études à l’Université de Zagreb, où il apprit l’espéranto à 17 ans, en 1929, il devint explorateur, anthropologue, muséologue, journaliste. Il escalada le plus haut sommet des Amériques, l’Aconcagua (6 959 m), sur lequel il planta le drapeau de l’espéranto. Il fut parmi les premiers étrangers à visiter le Népal. Écrits en espagnol, croate et espéranto, ses livres, ont été traduits dans des dizaines de langues. Son roman “Kumeŭaŭa, filo de la ĝangalo“ parut en pas moins de vingt langues ; il fut publié en feuilleton dans un quotidien du Népal et primé par le ministère de l’éducation du Japon. Sekelj fut accueilli au sein de la Royal Geographical Society et décoré par le gouvernement argentin de l’Ordre du Condor. Son influence et ses démarches ont contribué au vote de la seconde recommandation de l’espéranto par la Conférence générale de l’Unesco qui se tint en 1985 à Sofia.

Carl Støp-Bowitz (1913-1997) apprit l’espéranto à l’âge de 14 ans, en 1928. Il devint un scientifique éminent en zoologie qu’il enseignait à l’Université d’Oslo. Il ajoutait toujours un résumé en espéranto à ses études en norvégien et inversement. Il écrivit “Une journée sans espéranto est pour moi une journée perdue”, ce qui aide à comprendre pourquoi, jusqu’à la fin de ses jours, il accorda une place à cette langue dans son emploi du temps.

Né à Smolensk, Nikolaï Rytjkov (1913-1973) apprit l’espéranto en 1929 — donc à l’âge de 16 ans et devint acteur. Après 18 années de goulag en Sibérie, du seul fait qu’il était espérantiste, il fut réhabilité et quitta l’Union soviétique. Il gagna l’Angleterre en 1965 et travailla à la BBC comme acteur.

D’origine juive, Maxime Rodinson (1915-2004), dont les parents sont morts à Auschwitz, obtint en 1995 le prix de l’Union Rationaliste. Cet esprit libre, orientaliste, linguiste et philologue, est reconnu comme l’un des plus éminents spécialistes de l’Islam. L’espéranto a joué un rôle non négligeable dans le parcours linguistique de ce fils d’ouvrier russe immigré, dans l’éveil de sa curiosité et sa soif de découverte du monde, puisqu’il fut sa première langue étrangère sur une trentaine qu’il pratiqua. Il l’apprit dans des cours du soir en 1926-1927 à l’âge de 11-12 ans, au n° 163, bd de l’Hôpital, dans le 13ème arrondissement de Paris, non loin d’où se trouve le siège de SAT-Amikaro. Seize pages des 418 de son autobiographie “Souvenirs d’un marginal” (Fayard, 2005) sont en partie consacrées à l’espéranto sous le titre “L’auto-éducation parallèle : les bibliothèques, l’espéranto” (p 233-248). Maxime Rodinson avait encore l’intention d’écrire sur sa qualité d’espérantiste dans une suite de cette autobiographie. Le destin n’a pas permis qu’il en soit ainsi.

Aujourd’hui

L’histoire continue. Les générations se suivent, et, parmi les jeunes espérantistes d’aujourd’hui, il s’en trouvera certainement pour tirer parti de cet héritage et pour prendre la relève de gens qui ont apporté leur contribution à son prestige :

 Reinhardt Selten (Allemagne), prix Nobel de sciences économiques 1994.
 Georges Kersaudy (France), auteur de “Langues sans frontières“ publié chez Autrement, amené durant sa carrière de fonctionnaire international, à parler, écrire et traduire dans une cinquantaine de langue d’Europe et d’Asie, dont l’espéranto.
 Fabrizio Angelo Pennacchietti (Italie), professeur à l’Université de Turin, orientaliste, grand spécialiste des langues sémitiques.
 Les soeurs Polgár — Zsuzsa, Zsófia et Judit — (Hongrie), particulièrement connues dans le monde des échecs. Meilleure joueuse féminine, Judit a obtenu le titre de grand maître à l’âge de 15 ans ; elle s’est mesurée à Garry Kasparov et ne participe plus qu’à des tournois masculins.
 Andrei Korobeinikov, pianiste russe de très grand talent âgé aujourd’hui de 21 ans.
 Ullrich Brandenburg, ambassadeur d’Allemagne à l’Otan.
 Mme Malgorzata Handzlik, députée polonaise au Parlement européen.
 Mme Ljudmila Novak, députée slovène au Parlement européen...

Texte et photo : Henri Masson

Photo : Le professeur Paul Neergaard lors d’une conférence devant le congrès de SAT, dont il était adhérent, à Augsbourg, en 1977.