La langue du peuple

Publié le mercredi 29 novembre 2006

Michel Serres et les “collabos”

Les propos ci-dessus, de Michel Serres, ont été rapportés par “L’Est Républicain“ (26.12.1993). Il avait déjà eu l’occasion de dire, lors d’un entretien publié dans “Le Nouveau Quotidien” (Lausanne, Suisse, 1.12.1992) : “Actuellement, les savants, les publicistes, les journalistes parlent anglais. On voit sur les murs de Paris beaucoup plus de mots anglais qu’on ne voyait de mots allemands pendant l’Occupation. Tous les gens qui ont une quelconque responsabilité, dans mon pays, ne parlent plus ma langue. Par conséquent, j’appelle le français la « langue des pauvres ». Et je la soigne comme je soigne en général les idées que j’ai sur les pauvres“(1).

Académicien, philosophe, professeur d’histoire des sciences qu’il enseigne en français à l’université de Stanford, d’origine paysanne, Michel Serres a tenu ce même langage sur “France Inter“ en réponse à Michel Polacco (2) : “Je pense qu’aujourd’hui il y a sur les murs de Paris plus de mots anglais qu’il n’y avait de mots allemands pendant l’Occupation, et ça c’est quand même sous la responsabilité de ceux qui veulent bien le mettre, parce qu’il n’y a pas de troupes d’occupation aujourd’hui. Je les appelle des collabos“.

L’Europe caricaturée

Ce logo multicolore, certes non barré à l’origine, est issu d’un concours lancé auprès d’étudiants en arts plastiques et disciplines liées, ainsi qu’à de jeunes créateurs professionnels, par la Commission européenne, le Parlement européen, le Conseil européen, le Comité économique et social européen et le Comité des régions, ceci en vue de commémorer le 50ème anniversaire du Traité de Rome (25 mars 1957 - 25 mars 2007).

La Commission européenne a approuvé et applaudi ce logo dessiné par un étudiant polonais. Comme par hasard, il est en anglais. Bel exemple pour illustrer la devise de l’UE : “Unité dans la diversité“, choisie le 4 mai 2000 à Bruxelles par un grand jury de quinze personnalités européennes présidé par Jacques Delors ! Certes, après que cette affaire ait suscité des réactions aussi nombreuses que vives, il a été a dit en haut lieu que la traduction (Ensemble depuis 1957) sera donnée sous peu dans les autres langues de l’UE, mais c’est un fait que la première image qui se grave au plus profond de la mémoire est bel et bien celle en anglais.
Ce logo est une tromperie. Il est dans la langue d’une des nations qui ne faisait pas partie des pays signataires du Traité de Rome, lequel établissait les fondements de ce qui a évolué vers l’UE : France, République fédérale d’Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Italie. La Grande-Bretagne a beaucoup tardé à se rallier à l’UE. Elle s’est surtout efforcée de rallier celle-ci, avec la complicité des EUA, à un système socio-économique lourd de menaces pour l’humanité.

Ce n’est qu’en 1967 que le premier ministre travailliste Harold Wilson sollicita l’adhésion de son pays à ce qui s’appelait alors la Communauté Économique Européenne (CEE). La ratification fut signée par son successeur, Edward Heath, en 1972. L’entrée officielle date du 1er janvier 1973. Après une remise en question, le maintien du Royaume Uni au sein de la CEE fut confirmé par référendum le 5 juin 1975. Entre-temps, en 1971-1972, juste avant l’entrée officielle, le British Council avait reçu 16% de crédits supplémentaires du gouvernement britannique. Il s’agissait, bien évidemment, de préparer le terrain pour faire de l’anglais la langue de ce vaste ensemble appelé à prendre de l’ampleur, et pour lequel les six pays fondateurs avaient le plus travaillé, le plus donné. C’est ce qui s’appelle rafler la mise. La Commission a plutôt appuyé sur l’accélérateur que sur le frein pour qu’il en soit ainsi. Par contre, elle a appuyé sur le frein, et à fond, pour que la proposition de l’espéranto soit écartée sans examen. Et ceci sous le prétexte qu’il n’est pas “l’émanation des cultures nationales ou régionales des États“, alors que c’est précisément en cela que réside l’intérêt d’une véritable langue INTERNATIONALE, et même ANATIONALE, neutre, telle que l’était le latin.

Ce logo menteur donne donc une raison de plus pour dire NON à cette caricature de l’Europe. L’Allemagne y a déjà renoncé. Un logo est même proposé en espéranto sur le site de skirlet mais l’usage de cette langue n’enlève rien au côté trompeur du message que ce logo voudrait véhiculer :

Au nom de la ligne B3-1006

L’espéranto est une langue artificielle qui s’inscrit, historiquement, dans le cadre des différents efforts entrepris par nombre d’intellectuels et de philosophes pour créer un langage universel susceptible de surmonter les obstacles entre les peuples séparés par la langue, et contribuer ainsi à une union plus étroite entre les citoyens du monde. Parmi les différentes tentatives entreprises pour créer une langue artificielle telle que le volapük, l’esperandido, interlingua, etc., l’espéranto est certainement celle qui a rencontré le plus de succès.
En ce qui concerne l’action communautaire en faveur des langues et cultures régionales et minoritaires, la Commission attire l’attention de l’honorable parlementaire sur la réponse donnée à la question écrite de Mme Jackson. Dans ce contexte, et sans préjudice de leur intérêt philosophique et historique, les initiatives ou recherches entreprises en matière de langage artificiel, dans la mesure où elles ne sont pas l’émanation des cultures nationales ou régionales des États, n’entrent pas dans le champ de compétence de l’action communautaire, ni au titre de culture, ni au titre de la ligne B3-1006.

A noter que cette “ligne B3-1006“, mentionnée ici par Mme Édith Cresson, concerne le financement des actions du Bureau Européen pour les langues moins répandues. En clair : pas un sou pour l’espéranto. Et voilà comment une question aussi importante que celle d’une communication linguistique équitable, économique et pratique pour tous les Européens, se trouve liquidée ! Alors qu’une langue commune permettrait aux citoyens européens de mieux ressentir le sentiment d’appartenance à une même entité, l’attitude de la Commission et des institutions européennes n’a nullement évolué. Et toute intervention de représentants espérantistes comme de parlementaires favorables, ou au moins attentifs à l’idée, se heurte à une réponse invariable et stéréotypée en pure langue de bois sur le caractère “artificiel“ de l’espéranto.

Mais qu’y a-t-il de plus naturel que le bois ?

Nicole Fontaine n’a elle-même rien trouvé de mieux, dans une lettre du 8 février 2000, que de se référer aux salades de Mme Cresson : “Plusieurs questions écrites des députés du Parlement européen à la Commission européenne portent d’ailleurs sur ce sujet. Vous trouverez ci-inclus, les deux plus récentes, dans lesquelles vous pouvez constater la position claire de la Commission qui ne prévoit pas la promotion de l’espéranto, le jugeant comme langue artificielle.

Commissaire européenne chargée de l’Éducation, de la Culture, de l’Audiovisuel et de la politique de la Jeunesse, Viviane Reding crut bon d’en rajouter une couche le 13 janvier 2004 en disant, devant le Parlement européen : “Nous avons élaboré notre plan d’action relatif aux langues, sur la base de ce multilinguisme, justement, et permettez-moi de vous dire que le multilinguisme inclut nos langues qui ne sont pas officielles, mais sûrement pas l’espéranto, parce que nous avons assez de langues vivantes qui sont en difficulté pour créer, à côté de cela, des langues artificielles." !

C’est dingue de croire, et re-dingue de vouloir faire croire, que l’espéranto a besoin d’être créé. Si tant de langues sont en difficultés, que l’on se penche sur le budget et le temps consacrés au seul anglais dans tous les pays du monde et l’économie qui résulterait d’un passage progressif à l’espéranto (Rapport Grin).
En anglais seulement ?

Personne ne peut ignorer le combat fort difficile des Québécois, francophones, de plus en plus contraints de parler la langue d’un autre peuple.

La même question se pose au niveau de l’Union européenne. Elle a d’ailleurs été posée par le professeur Robert Phillipson, un ancien du British Council, dans son livre “English-Only Europe ?“ (L’Europe en anglais seulement ?) dont la traduction existe en espéranto, ci-contre, mais pas en français.

En 1961, les gouvernements des États-Unis et de la Grande-Bretagne ont vu leur propre intérêt dans la modification de la perception du monde par la propagation de l’anglais. En cela, l’anglais a joué et continue de jouer d’une certaine façon, dans le cerveau de ceux qui l’étudient, le rôle d’un programme d’espionnage ou d’un virus caché dans un ordinateur (3).

Henri Masson

1. A lire sur @rchipress
2. À écouter aussi en mp3 sur le site Argots http://argots.free.fr/tele chargement/michel_ serres_langue_francaise.mp3.
3. Voir “La SAGO“ n° 13, février 2005, p. 3 à 5.